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l'auteur

Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

    

A propos de Mantegna

La perspective en cause

par Henri Peyre

Introduction

Notre accoutumance à la représentation photographique fait que nous ne posons généralement aucune question sur la perspective. C'est aujourd'hui pour nous un état de fait, au point que nous sommes toujours très sensibles aux trompe-l'œil et aux illusions domestiques(1).

Or la perspective avant la photographie n'a pas toujours été une évidence. La notion de perspective a été beaucoup travaillée à la Renaissance. En France, pour cette période, nous privilégions toujours Léonard de Vinci, cet Italien qui a choisi la France, et son sfumato(2), mais il faut de temps en temps rappeler que Mantegna est d'un tout autre calibre.
Ce bref article sur la perspective en est l'occasion.

 

Mantegna : une perspective
au service de la représentation


Andrea Mantegna - Lamentation sur le Christ mort
huile sur toile, 68x81cm - vers 1470-1474
Milan, Pinacothèque de la Brera

Pour parler de Mantegna et de la perspective, il faut, nous semble-t-il, commencer par cette lamentation sur le Christ mort.
Le sexe du Christ est au centre de la photo et rappelle à l'observateur son humanité autant peut-être que quelque autre préoccupation de l'artiste. Mais, plus que ce centre de composition très remarquable, nous intéresse ici ce que les dessinateurs appellent le "raccourci", c'est-à-dire cette présentation perspective très accélérée utilisée dans le tableau.

Accélérée et fausse : si vous essayez de reproduire cette scène en photographie avec des personnages réels, vous arriverez probablement à mettre sans difficulté le sexe au centre de l'image. Toutefois, il est une chose qui vous échappera : les pieds du personnage, en premier plan très rapproché, apparaîtront toujours bien plus importants que ceux représentés dans la peinture de Mantegna. Ils sont, dans la peinture, à la même échelle que les visages tandis qu'ils devraient être, dans une perspective photographique réelle, bien plus importants. Vous pourrez toujours essayer de passer du grand-angulaire (au pire) à un téléobjectif assez puissant en vous éloignant, la plus grande proximité des pieds, par la convergence des fuyantes, les fera apparaître grossis par rapport aux têtes représentées dans le tableau.

Cette observation rappelle à quel point le peintre est libre de moduler la représentation pour en exagérer telle ou telle partie. De tels effets ne peuvent être (partiellement) atteints que par certains mouvements de la chambre photographique. Mais peu de photographes y sont sensibles et peu d'utilisateurs de chambres se servent de leur appareil pour insister sur tel ou tel élément de leur sujet. Ils en restent souvent au contrôle des verticales ou à un jeu sur les nettetés(4), les deux étant déjà une façon de rapprocher l'image photographique de l'arbitraire de l'image peinte, et de lui donner ainsi plus de qualité par l'introduction d'une déviation arbitraire, qui la rend plus picturale.  

Rendre l'éloignement en restant net :
un art du résumé lisible

Mantegna
Andrea Mantegna
Le martyr de St-Sébastien
255x140cm
Musée du Louvre
tempera sur toile
vers-1480

Du temps de Mantegna se pose un autre problème en rapport avec la perspective. La notion de flou n'existe pas ; il est convenu que toute la peinture soit nette et que chaque élément du tableau soit figuré.
Au passage, rappelons que la netteté fut au XIXème une caractéristique de vulgarité de la photographie par rapport à la peinture, pour Baudelaire. Le poète, ardent défenseur de la peinture, louait la possibilité que le peintre avait de choisir les éléments de la représentation de sorte de ne peindre que les choses importantes. Le photographe ne hiérarchisant pas les éléments représentés arrivait à une représentation confuse, bavarde et vulgaire, puisqu'il représentait fatalement, faute de choisir, des détails indignes d'intérêt.
Revenons à Mantegna. Si les éléments représentés sont nets, ils sont soigneusement choisis. Choisis pour leur symbolisme (les historiens d'art en font un plat exagéré). Choisis pour leur impact esthétique : c'est toujours ce qui intéresse le plus le peintre.
Pour les peintres de cette époque comme pour les peintres figuratifs qui suivront, s'il y a netteté, elle ne va aussi que jusqu'à un certain point, dû à l'échelle du tableau, à la technique du peintre, à sa manière.
La beauté du style d'un peintre tient pour beaucoup à l'élégance de ses résumés, à la façon dont il attrape la réalité des éléments et en fait une synthèse lisible et lumineuse. L'excellence de sa manière jointe à la fraîcheur incroyable de ses couleurs consacrent conjointement Mantegna comme un des plus grands peintres de tous les temps.
Cette excellence du résumé était déjà à l'œuvre dans le raccourci perspectif de Mantegna (1er tableau). Diminuer la taille des pieds signifiait augmenter à l'insu du spectateur l'importance du sexe et surtout des visages, premiers favorisés dans la distorsion de perspective. Les résumés sont toujours significatifs.

Rendre l'éloignement en restant net :
un art du travail par plans

mantegnaAndrea Mantegna
Le martyr de St-Sébastien
Kunsthistorisches Museum - Vienne
68x30cm
tempera(5) sur panneau vers 1470

Chez Mantegna comme chez de nombreux peintres de son époque, et donc moins probablement un marqueur de son talent que son art du résumé ou sa science de la couleur, le rendu d'éloignement est recherché par un travail de succession de plans. On observe très nettement la construction systématique par plans dans ce martyr de St-Sébastien du Kunsthistoriches Museum de Vienne. D'abord ce tas de pierre en tout premier plan extrêmement soigné, bien aussi soigné que le Saint. Puis la colonnade brisée devant laquelle est placée le supplicié. Ensuite la terrasse dallée. Puis un muret qui tâche d'améliorer le contact avec le chemin et le rocher qui suivent.
Deux éléments à noter à ce niveau :
1/ Présenter des contacts en ruines permet d'éviter des transitions picturalement trop dures entre les plans. Les ruines sont des séparations en train de tomber, donc symboliquement affaiblies et optiquement indentées (ce ne sont pas des lignes droites dont la dureté attirerait l'œil).
2/ Le chemin partant vers l'arrière, qui sera traditionnellement employé par la suite dans la plupart des représentations de paysages, apparaît ici assez maladroit. Il est en effet pensé lui- même sur un plan qui ne fuit pas : le chemin est aussi large au loin qu'il est large près du muret ; il ne diminue pas de taille en s'éloignant. Or, comme l'échelle de représentation des plans successifs diminue au fur à mesure que les plans se succèdent on est gêné par le fait que ce plan profond est traité "en rideau", comme les autres. Le Christ mort de Brera apparaît pour le coup bien plus habile...

Quelques enseignements de la peinture de Mantegna à destination des photographes

1/ Si le chemin de Mantegna paraît malhabile c'est parce que l'évocation de la profondeur par une succession de plans en diminution d'échelle par à-coups, et non pas en continu, comme la Renaissance est en train de l'inventer, n'est pas compatible avec un chemin s'enfonçant continument dans le paysage.
Aujourd'hui, la perspective est codifiée, largement comprise et passée dans les mœurs ; on peut se souvenir de la représentation de la profondeur par plans successifs sans liaison continue, et l'utiliser volontairement comme un artifice, même en photographie. Comme le théâtre, qui est condamné au raccourci de perspective dans une profondeur limitée, l'utilise encore, cet artifice amène à une théâtralisation de l'espace autant qu'à un rendu qui rappelle les grandes peintures de la fin du Moyen-Age. Employé systématiquement, il confère fatalement à l'image une résonnance à fort pouvoir culturel et historique.

2/ Les producteurs d'images doivent s'intéresser à l'art du résumé. C'est important parce que la simplification de l'image en rend le sujet lisible autant qu'elle marque mieux la préoccupation de l'auteur. Cet art est celui du choix de la quantité d'objets qu'on place dans son image. De la quantité de couleurs qu'on place dans son image. De la quantité de netteté qu'on place dans son image.

3/ Les photographes à la chambre pourront enfin essayer d'utiliser au mieux la possibilité qu'ils ont de basculer les plans de leur appareil pour valoriser tel ou tel élément de leur composition afin d'en travailler la réception par le spectateur.

Ces trois éléments que nous suggère la contemplation des œuvres de Mantegna ne seront jamais travaillés en vain. Toute avancée dans leur exploration, même inaboutie, ne peut que creuser l'effet pictural de l'image et la rendre plus ensorcelante.

 

 

 

 

Notes

(1) Voir sur les illusions optiques et les modifications de perspective :
https://galerie-photo.com/photographie-anamorphique-stenope.html
la chambre d'ames
(2) Sfumato : flou employé pour rejeter les éléments des fonds du tableau en arrière-plan employé à la Renaissance, entre autres, par Leonard de Vinci
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sfumato
(3) Mantegna sur Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Andrea_Mantegna
(4) Signalons aussi l'effet maquette :
https://www.lesnumeriques.com/photo/tilt-shift-et-effet-miniature-pu101607.html
(5) Tempera : peinture où l'œuf est utilisé comme colle
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tempera

 

 

 

 

 

dernière modification de cet article : juin 2022

 

 

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