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l'auteur

Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

    

Contre les expositions
dans les beaux sites…
et pour un peu de pensée.

 

Introduction : Reza à Rochechouart

Grande fut ma stupéfaction de découvrir l’installation d’une exposition Reza à Rochechouart en ce début d’été 2021.

Comprenez-moi : vous n’avez probablement jamais entendu parler de Rochechouart, bourg de 4000 habitants à 40km à l’ouest de Limoges. Je compte depuis peu au nombre de ses habitants. Je suis venu ici à la recherche de grand espace, d’air pur, et d’une vie simple et paisible, d’une authenticité. Et je dois dire que je suis très heureux d’y être.

Il y a entre chez moi et le château, qui barre un éperon au-dessus de la vallée de la Graine, une chose magnifique : c’est une promenade en promontoire qui domine la vallée et porte la vue à plusieurs kilomètres. Le morceau de choix, au bout de la promenade, est le château, très spectaculaire et récemment restauré ; les avis google des visiteurs du château témoignent de l’admiration que suscite ce site et de l’incompréhension qu’occasionne son occupation par un Musée d’Art Contemporain.
Le château est aux mains du département depuis 1836 ; et le musée y a été installé en 1985. La commune de Rochechouart n’a donc plus aucun contrôle sur ce qui se fait à l’intérieur de ce monument prestigieux. Dans sa recherche de visibilité patrimoniale, elle ne peut donc que s’occuper de sa jolie église au clocher tors, de ses quelques vieilles maisons de centre-ville délaissées par les habitants et les commerces, réveillées par quelques sonorisations destinées à faire croire que le vieux centre est encore vivant – sonorisations tellement pénibles qu’elles réussissent à éloigner les derniers quidams qui s’accrochaient encore. Et il y a aussi la promenade, cette splendide promenade donc, avec le château au bout. Cette promenade, pour ceux qui connaissent, c’est comme la digue à Cabourg. C’est l’aboutissement de la ville. C’est là et au château que tout converge.

Et c’est là qu’on a installé le plus grand nombre de panneaux de l’exposition Reza.

Passe que vous ne connaissiez pas Rochechouart ; vous connaissez probablement le photographe Reza. Un certain nombre d’entre-vous se souviendra en particulier de l’exposition du photographe Reza à Paris sur les grilles du Luxembourg du 1er juin au 30 septembre 2003.
http://www.senat.fr/evenement/reza/index.html
Dans la page consacrée à cette exposition sur le site du Sénat on lit : Les grilles du jardin du Luxembourg sont une tribune offerte par le Sénat sur laquelle les passants y découvriront (sic) la démarche humaniste du photographe. Cette action s'inscrit dans la poursuite d'engagements aussi discrets qu'efficaces du Sénat et de Christian Poncelet, Président du Sénat dans le soutien à l'Afghanistan.
Aussi, lorsque j’ai découvert les panneaux de l’exposition, j’ai tout de suite pensé que la commune de Rochechouart s’était mise à soutenir activement l’Afghanistan, emboîtant ainsi le pas, à quelques années de distance, au Sénat. Quelque-chose d’encore plus grave, que je n'avais pas suivi, avait dû se passer en Afghanistan, pays pas vraiment abonné aux bonnes nouvelles : je connais un peu en effet l’ancien maire de Rochechouart, un professeur de maths de centre-gauche plein de bon sens, qui a plutôt laissé les finances de la commune en bon état. Je ne le voyais pas gaspiller ainsi de l’argent pour la cause afghane, à cause du souci rare qu’il avait d’une proximité réelle avec ses concitoyens, et de la priorité absolue à leur accorder. Mais la municipalité avait changé ; en partant à la retraite, le vieux maire avait organisé sa succession pour que lui succède sans fracas la nouvelle mairesse. Je dois avouer avoir parlé une seule fois à cette dame, à un apéritif au Musée d’Art Contemporain. J’avais évoqué devant elle la beauté des paysages du Limousin qui en constituait, avec la nouvelle sensibilité contemporaine à la nature, la modernité inattendue et sur laquelle la ville pourrait asseoir dorénavant une image forte, enfin c'était ce que je soutenais. Mais autant en parlant qu’en écoutant ses réponses, je voyais que ce que j’évoquais n’avait pas de sens pour elle.
Bref. Je ne voyais pas notre nouvelle élue se prendre non plus d’une passion pour l’Afghanistan.

Une conversation avec l’élu à la culture me fit prendre conscience par la suite qu’en réalité la nouvelle équipe était persuadée avec cette exposition d’apporter l’art au cœur du bourg et d’être moderne. En présentant cette exposition on allait montrer qu’à Rochechouart on pouvait faire aussi bien qu’à Paris ; en prenant quelque-chose qui venait de la capitale, on était sûr d’écraser toute critique en local ; on pouvait affronter en prestige le regard plein de commisération venant du château (départemental) pour les initiatives communales ; on serait moderne parce qu’on présenterait des photos sur des bâches et en plein air ; en plus c’était simple, il n’y avait qu’à payer pour avoir l’expo. Elle serait ensuite offerte gratuitement à tous, permettant à chacun d'accéder au grand Art.
Et c’est ainsi qu’on avait eu l’exposition Reza.

 

Le mépris parfait de l’environnement naturel ou culturel en place

Une image vaut mieux qu’un long discours :

On voit sur cette photographie avec quel à-propos, et avec quel souci du lieu, l’exposition a été plantée sur cette merveilleuse promenade naturelle :
Je dois dire que je me suis approché du cartel pour essayer de comprendre ce qui justifiait que cette photographie ait été mise là plutôt qu’ailleurs, ne voyant pas la photographie en elle-même mais seulement l’intrusion qu’elle symbolisait en ce lieu. Voici ce cartel :


L’Afghanistan n’était pas en cause. Ça avait l’air d’être un truc qui se passait sur le Nil, dans un patelin nommé Dumyât. Le cartel avait l’air de vanter l’artisanat local. Le rapport avec le paysage dans lequel le panneau faisait irruption était impossible à comprendre.
Plus loin un autre panneau, avec un bonhomme en turban dans un paysage enneigé essayait lui aussi de nous empêcher de regarder le panorama, et de percevoir la simple beauté de la nature locale.

A la place du paysage dont il bouchait la vue, une très moche reproduction dont je donne ici un aperçu de près, afin qu’on ne dise pas que j’exagère :

 

Je donne maintenant une vue sur le cartel.

 

Il fallait maintenant s’intéresser, selon le cartel, au fait que « tout est prétexte à asservir l’autre ».
Je ressentais justement à présent nettement cette volonté d’asservissement à mon encontre, derrière cette préemption de l’espace naturel par des reproductions si laides et vaines, sans aucun rapport avec le lieu même qu’elles insultaient par leur médiocrité.
Horrible chose que ce texte avec lequel on ne peut être que d’accord et qui pourtant met en œuvre dans sa présentation, et contre vous, les procédés qu’il dénonce.
 
Une chose m’apparaissait désormais absolument claire : les personnes qui avaient organisé cette exposition n’avaient aucune conscience de la qualité du lieu préexistant. Elles ne le voyaient tout simplement pas.
Est-ce parce que depuis leur enfance elles arpentaient cette promenade et que cette beauté ancienne leur était devenue invisible ? Les lassait même ?
Est-ce que le manque de culture induisait le manque de respect ? Est-ce que d’un côté elles ne voyaient pas la beauté culturelle autant que naturelle d’un paysage façonné par l’homme et de l’autre l’horrible médiocrité de ces tirages ?
Est-ce qu’il y avait seulement la volonté de faire événement avec quelque-chose de neuf, du jamais fait auparavant au même endroit ?
Pas mal de causes étaient possibles et la bêtise et l’ignorance n’en étaient pas les moins probables.

Par-dessus tout, il n’y avait aucun rapport entre ce qui était montré et le lieu où c’était montré. N’importe-quel étudiant en art de première année est obsédé par la question délicate du lieu où l’on montre une œuvre, et du rapport entre le lieu et ce qui est montré.

On n’était donc pas dans une démarche artistique. On cherchait semble-t-il plus le coup que le sens. Il y avait simplement une volonté de frapper les esprits avec quelque-chose de neuf, de « faire moderne ». Mais la vraie modernité ne serait-elle pas plutôt que la commune offre le raccordement internet à la fibre, actuellement non-proposé aux habitants ? Plutôt que de heurter le bon sens à la façon d’une pub Benetton ?
La vraie modernité ne serait-elle pas qu’en attendant la fibre Rochechouart communique sur l’excellence de son patrimoine naturel, littéralement de toute beauté, et cesse en attendant de prendre des initiatives pour l’enlaidir ?

Ce comportement non-productif rappelle certaines dérives en art : les mauvais artistes cherchent plus à reproduire les coups qu’ils ont vu faire ailleurs et qui les ont épatés qu’à explorer à fond leur idiosyncrasie ; celle-ci les amènerait pourtant à exploiter leurs différences comme des avantages. Rochechouart pourrait ainsi faire autre chose qu’imiter le modèle parisien avec 18 ans de retard. Rochechouart avait simplement la beauté de son paysage à faire valoir.
 
Mais je ressentais aussi une deuxième oppression ; j’avais le sentiment d’être méprisé parce que je percevais qu’une telle exposition cherchait à m’instruire de force.
Je veux m’expliquer là-dessus.

 

Aller au public

Depuis un certain temps, on constate que de nombreux lieux culturels sont vides, et cela a commencé bien avant le Covid.
Si le public ne vient pas voir les expositions, c’est peut-être qu’elles ne sont pas très intéressantes. Le manque d’obéissance du public en particulier aux offres de l’art contemporain est perçu par les organisateurs comme la preuve de la médiocrité du public ; ce n’est pas si curieux, nombre de curateurs, fonctionnaires, sont gênés de ne pas arriver à remplir les établissements dont ils s’occupent. Dès lors grande est la tentation d'expliquer l'insuccès par le niveau de la masse, trop bas pour s'intéresser et comprendre.

A partir de là on peut convoquer les écoles pour généraliser une instruction devenue nécessaire, opération qui a l'avantage de générer aussi de la fréquentation brute. Il faut éduquer le petit peuple et tous les moyens sont bons, y compris celui des expositions de plein air, dans des endroits inhabituels.

Pourtant l’authentique intérêt à l’art ne devrait-il pas être perçu par chacun comme une amélioration de lui-même ? L'accès à l'art n'est-il pas autre chose qu’un reflet, un jalon, une preuve personnelle de l’amélioration de soi ?

L’art n’est ainsi pas une richesse qu’on doit partager par souci d’égalité, comme on tente souvent de nous le faire croire ; il y a autant d’arts que de publics différents pour s’y reconnaître et se sentir élevés par leurs différentes consommations.

Dès lors asséner la consommation de l’art où nous nous reconnaissons à n’importe-quel autre n’est ni plus ni moins qu’une forme d’oppression. On aime l’art qu’on mérite. Pourquoi vouloir asséner à l’autre un art qui ne correspond pas au niveau où il en est ? Chacun ne sait-il pas mieux que personne ce dont il a besoin ? Asséner son art n'est-il pas qu'une forme d'oppression comme une autre ?

 

Frapper fort :
Le gigantisme pire ennemi de l’art

Il est difficile ainsi de convaincre tout le monde ; c'est pourquoi il faut asséner l'art avec puissance et autorité, selon la technique du haut-parleur dont la force en décibel permet au slogan de réduire l'autre au silence, malgré sa vacuité.

A défaut de recueillir un assentiment libre, il faut arriver à exercer une domination implacable pour convaincre. Les reproductions d’œuvres se doivent donc d’être gigantesques. Des cartons portent des légendes qui les accompagnent, qui expliquent quoi penser, pour imposer l’adhésion au bout.
Cette débauche de gigantisme n’est pas compatible avec le for intérieur de chacun, rebelle à l’obéissance, et l’art se perd en route. Les lieux d’exposition en plein air sont souvent de surcroît passants et bruyants et ne permettent pas le minimum de silence et la nécessaire concentration dont a besoin la conscience de chacun pour tenter de se reconnaître dans l’image présentée.
Les photographies se voient tirées sur des bâches médiocres ; les tirages sont souvent de très mauvaise qualité avec une dynamique faible, des noirs bouchés et des blancs grillés. Exagérément agrandies les photographies exhibent de près la nullité de leur texture.
Le petit peuple sent la violence de la tentative et en est révulsé.
Ainsi les immenses bâches de Reza à l’entrée du bourg de Rochechouart ne font-elles que m’irriter.

 
Une danseuse de Reza à Rochechouart : plus grande que les camions de dépannage...

Et rebelote à la sortie du bourg : 

 

Pour bien comprendre comment on en est arrivé par glissement à admettre ce type d’expositions révoltantes, il est utile de faire quelques réflexions complémentaires sur la condition de photojournaliste et de procéder à un examen historique du modèle de l’exposition sur les grilles du Luxembourg dont notre exposition à Rochechouart découle directement. On comprendra probablement mieux ainsi dans quel bain de pensée molle l’exposition de Rochechouart a pu être envisagée.

 

Les tentatives désespérées des photojournalistes pour se faire passer pour des artistes

Avec les problèmes des revenus des photojournalistes et particulièrement des photojournalistes d’agence, on a vu des organisations comme Magnum essayer d’établir une confusion entre photographie journalistique et photographie d’art. Il y a pourtant pas mal de différences de nature entre photographie de reportage et photographie artistique (lire à ce sujet cet ancien article de galerie-photo : photographie-de-reportage-et-photographie-artistique)
Il est nécessaire de rappeler que les problèmes de revenu des photojournalistes viennent avant tout de la diffusion des appareils photographiques auprès d’un très large public au niveau mondial ; tous ces nouveaux photographes amateurs semblent pouvoir faire largement désormais d’aussi bonnes photographies que les photojournalistes d’autrefois. Les medias ont désormais recours à nombre d’entre-eux pour l’approvisionnement en illustrations dont on doit reconnaître qu’elles n’ont pas baissé en niveau, bien au contraire, à cause de la concurrence devenue sauvage. Les medias économisent ainsi les frais de déplacement nécessaires à la projection des photographes professionnels aux quatre coins du monde.

La photographie sur bâche apparaît largement dans ce contexte comme une des tentatives désespérée de l’agence Magnum de continuer à imposer ses photographes, au besoin par la force ; en imposant au public la vision des photographies sur de grands supports, ne fait-on pas croire à l’œuvre immense du photographe ?
Quelques liens pour nourrir une ébauche de démonstration :

Selon le site de Picto, Edy Gassmann et François Hébel comptent parmi les premiers, il y a 30 ans, à avoir exposé la photographie dans la rue grâce aux supports bâches. (Source : https://www.picto.fr/2020/picto-guests-entretien-avec-francois-hebel/
Nous rappelons quelques informations sur François Hébel, en suivant une biographie réalisée par la Documentation de Radio France, 9 juillet 2014 :
François Hébel est né le 28 avril 1958. Après avoir terminé des études de communication, il se tourne vers la photographie. En mai 1979, il est recruté par le journal Contact Fnac en tant qu’assistant de Gil Mijanjus, le directeur photographique du journal. A la retraite de ce dernier, François Hébel est nommé à sa place. En 1985, Jean-Luc Montesoro avec lequel il a collaboré pour Paris-Photo le recommande au Festival Photographique d’Arles, François Hébel en devient le directeur de 1986 à 1987. Durant cette courte période, il laisse une trace indélébile au festival, dévoilant des talents aujourd’hui confirmés comme le photographe américain Nan Goldin. En 1987, François Hébel devient directeur de la célèbre agence Magnum qu’il oriente vers l’ère du numérique. En 2000, il est responsable éditorial du pôle Europe de l’agence Corbis. En 2001, il retourne à la direction des rencontres d’Arles, il y démarche de nombreux sponsors et présente une sélection exhaustive devant répondre à tous les goûts. Sous son égide, le festival d’Arles fait peau neuve et connaît un véritable engouement public et professionnel. En 2014, il dirige la dernière édition de ces Rencontres.
(Source : https://www.franceinter.fr/personnes/francois-hebel)
Sur Pierre Gassman, on lira sur le site Wikipedia :
Pierre Gassmann est un photographe, photojournaliste, tireur et chef d’entreprise français.né à Breslau le 15 octobre 1913 et mort à Paris le 5 juillet 2004,
Ami de
Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Robert Doisneau, il est le fondateur en 1950 de Pictorial Service (devenu Picto en 1963), un laboratoire photographique dédié aux photographes professionnels de presse, de mode et de publicité.
(Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Gassmann)
Or Wikipedia précise sur Magnum :
Magnum Photos est une agence de presse photographique créée le 22 mai 1947 à New York sous forme de société anonyme par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger, William Vandivert, David Seymour, en association avec Rita Vandivert et Maria Eisner, responsables de ses bureaux de Paris et New York. Magnum Photos fonctionne comme une coopérative sans en avoir légalement le statut juridique.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Magnum_Photos )

C’est donc en toute innocence que la commune de Rochechouart croit exposer de l’art en tendant quelques bâches devant ses paysages. Or elle ne fait que suivre cette tentative désespérée de Magnum pour faire croire que ses photojournalistes sont des artistes.

Reza provient lui-même de la sphère journalistique, ayant intégré les équipes du magazine National Geographic. Ce magazine défend une approche très formatée et exigeante de la nature et du fait humain. C’est bien fait et professionnel mais il n’y a rien d’artistique là-dedans.

 

Les expositions sur les grilles du Luxembourg

Les conditions d’exposition sur les grilles du Luxembourg sont visibles sur le site du Sénat en https://www.senat.fr/visite/jardin/
expositions_au_jardin_du_luxembourg/les_
grilles_du_jardin_du_luxembourg.html :
Depuis 2001, le Sénat met gratuitement à la disposition des exposants la portion des Grilles du Jardin du Luxembourg comprise entre la porte Saint-Michel et la porte Odéon afin de permettre la présentation au public chaque année de deux expositions de photographies d’une durée de quatre mois.
83 panneaux destinés à des tirages photographiques au format 120 x 180 cm sont mis à disposition des exposants, sous réserve de la prise en charge par l’exposant des frais afférents à l’amortissement, l’entretien et le stockage de ces panneaux.
Les projets d’exposition doivent présenter un caractère d’ordre artistique ou historique.
Ces expositions étant à destination du grand public, les sujets controversés ou qui peuvent choquer sont donc à éviter.

La nouveauté du concept peut donner du grain à moudre aux sociologues (on en jugera par cette analyse en terme purement communicationnel) mais la présentation met bien en avant l’aspect parfaitement consensuel du projet ; nous répétons : Ces expositions étant à destination du grand public, les sujets controversés ou qui peuvent choquer sont donc à éviter.
Toutefois, ces expositions récentes sur les grilles négligent superbement le jardin lui-même.

Un petit rappel. Ce jardin est un joyau : Situé en bordure de Saint-Germain-des-Prés et du quartier Latin, le jardin du Luxembourg s’inspire du jardin florentin Boboli. Il a été créé à l’initiative de la reine Marie de Médicis en 1612. D’une superficie de 25 hectares, le jardin se divise en une partie à la française et l’autre à l'anglaise. Entre les deux s'étend une forêt géométrique et un grand bassin. On y trouve aussi un verger comprenant des variétés de pommes anciennes et oubliées, un rucher pour s’initier à l’apiculture, des serres avec une collection d’orchidées à couper le souffle et une roseraie. Le jardin compte 106 statues disséminées à travers le parc, la monumentale fontaine Médicis, l’Orangerie et le pavillon Davioud. (https://www.parisinfo.com/musee-monument-paris/71393/Jardin-du-Luxembourg ). Pour terminer enfin rappelons que le jardin touche au Palais du Luxembourg, palais construit au début du XVIIe siècle, par la reine Marie de Médicis pendant sa régence. Un ensemble historique absolument fabuleux donc, sur lequel se développe depuis peu, là aussi par prédation, aspiration confuse pour la nouveauté, lassitude et irrespect pour les chefs-d’œuvre du passé employés comme faire-valoir, cette misérable activité aux mains de la deuxième Assemblée des représentants du pays.

Les justifications du Sénat pour les expositions sur les grilles du Jardin du Luxembourg

Un relevé des expositions proposées sur les grilles au travers du site et des textes du Sénat permet de se faire une idée dont le projet a évolué au fil des expositions.
On trouvera ici en pdf un laborieux relevé des justifications données par le Sénat pour les expositions sur les grilles du Jardin du Luxembourg.

Nous commentons ce relevé ci-dessous. Toutes les citations en italiques viennent directement des pages du site du Senat et le lecteur pourra les retrouver dans le pdf qui accompagne cet article.

Au tout début, il s’agit de présenter des photographies. La photographie est alors le medium qui monte. On ne s’embarrasse pas d’une justification impliquant le lieu ou une vocation spéciale du Sénat, propriétaire du lieu, pour justifier le choix des photographies ou du photographe. Il y a un nouveau lieu d’exposition de photographie et la nouveauté semble se suffire à elle-même. On invoque vaguement l’actualité (intérêt pour la Chine, l’Afghanistan…).


Une ébauche de programme apparaît avec l’Exposition des photos de l’Express (« Objectif Une ») en 2004 : « Cette exposition est la huitième organisée sur les grilles à l'initiative du Sénat, qui entend développer un nouveau mode de communication en direction de l'ensemble des citoyens. Cet « art passant » s'efforce de montrer des œuvres de grande qualité, mais aussi autant de regards sur notre monde, qui rappellent les solidarités qui nous unissent. »
L'expression « art passant »(sic) laisse penser à quelque-chose de très nouveau : on serait en présence d’un art qu’on ne contemple pas, mais qu’on survole sans s’arrêter de marcher, en tant que piéton.
On dit qu’on montre des œuvres de grande qualité, mais on a de moches tirages sur de grandes bâches.
On invoque les « regards sur le monde » en bouchant la vue sur le jardin (n’est-ce pas bien plus vaste ?),
enfin on invoque les inévitables « solidarités », tarte à la crème du discours politique qui ne veut rien dire, le passant ne faisant que passer et ne s’impliquant en rien.
En bref on a le pire gloubi-boulga mêlant politique et art contemporain que ne supporte plus un citoyen las d’être pris pour un crétin.

Cette première et malheureuse tentative de définition est précisée en octobre 2005 par une autre, plus en retrait, moins plasticienne et baratineuse, à l’occasion de l’exposition les chefs-d'œuvre de la collection FNAC : Ces expositions, inaugurées avec La terre vue du ciel, au cours de l'année 2000, sont devenues aujourd'hui l'un des piliers institutionnels de la politique d'ouverture vers l'extérieur et de « culture offerte à tous » du Sénat.
Deux éléments factuels sont ici retenus : une politique d’ouverture vers l’extérieur qui ne veut rien dire, s’agit-il d’un intérêt au monde entier, d’une ouverture vers un partenaire privé, la Fnac, de l’idée qu’on reproche au Sénat d’être une institution de vieux messieurs et qu’on se trompe ? Mystère.
Et autre élément qui va monter par la suite : la culture offerte à tous. Cet élément incontestablement démocratique, puisqu’il y a exposition sans perception de droit d’entrée est éminemment consensuel, ce qui favorisera sa consolidation.
Mais il ne doit pas cacher la grande nouveauté de la définition : ces expositions sont le fruit d’une « politique (…) du Sénat ». Autrement dit, ce n’est plus comme au tout début avec Arthus-Bertrand, un photographe qui a des relations qui se fait faire son exposition sur les grilles et dont la page sur le site du Sénat ne revendiquait aucune paternité ; le Sénat lui-même a une politique et est engagé.

Dès lors, puisqu’il se prétend acteur, le Sénat va devoir affiner sa définition pour démontrer que ces expositions ne sont décidemment pas des fantaisies destinées à aider les copains mais qu’il y a un vrai projet.

En 2006, c’est encore mou et incertain : « cette exposition continue de nous interroger sur la condition humaine » (Exposition c’est ainsi que les Hommes vivent).

En 2006 avec Planète Mers : « Donner à découvrir, à comprendre, à respecter, telle est l'ambition de cette exposition destinée à tous publics ». On a enfin une première interrogation sur le public, un très grand pas est fait : on commence à se rendre compte que si on a un message, il faut définir une cible. Même si cette cible prête à sourire, soulignons-la encore : Cette exposition est destinée à tous publics.

En 2007, l’Exposition Enfants du Monde permet de mettre en valeur une société qui aspire à plus d’harmonie et de paix puis une exposition sur le Sahel milite pour que le mot humain garde un sens et que les Sahéliens puissent demain vivre dignement sur leur terre.
La paix et l’Harmonie pour tous, le soin aux petits pauvres, la cible « tous publics » ne va pas se fâcher, tout va bien.

Avec l’Exposition des cinquante ans d’aventures spatiales du CNES l’objectif se teinte d’histoire puisqu’il s’agit de permettre au grand public (toujours lui) de prendre conscience de l’utilité actuelle de l’espace pour la collectivité, de ses perspectives futures, mais aussi de sa dimension historique et culturelle.
Il y a là donc une nouveauté importante : le grand public est appelé à « prendre conscience ». Autrement dit les gens étaient des idiots et l’objectif est désormais de les éduquer. Ils ne savaient pas et ils vont apprendre.

Après le retrait incontestable vers l’émotion et le populisme de l’exposition 30 ans d'émotions, les photos du Figaro Magazine, l’exposition Terre des Pôles de 2009 relance fermement l’objectif éducatif : cette exposition a pour objet d’informer un large public sur les conséquences induites par notre mode de vie et de l’alerter sur l’impact du réchauffement climatique et sur l’urgence de modifier nos habitudes.

En 2009 avec l’exposition Identités Européennes, est évoquée la notion de patrimoine européen tandis qu’avec Mekong Histoire d’hommes, le photographe nous invite au voyage mais aussi à réfléchir aux enjeux liés à l’eau autour des petits peuples du grand fleuve. La veine misérabiliste autour des premières victimes des enjeux climatiques est reprise avec Esprit Nomade (en 2010) ; et le ton devient sentencieux : Cette exposition invite à la réflexion et transmet un message : prendre conscience que les nomades, détenteurs de connaissances traditionnelles qui leur permettent de vivre depuis des millénaires dans des milieux hostiles, pourraient se révéler de précieux alliés de l’homme moderne dans la préservation et la conservation de l’environnement.

Mais il faudra attendre 2012 pour que le Sénat atteigne enfin son cœur de cible, la France des Territoires et le respect de l’environnement qui y est menacé, pour une assemblée dont on a toujours soulignée que c’était une assemblée de notables de province : La France, en métropole comme en outre-mer, compte 250 réserves naturelles, 9 parcs nationaux, 2 parcs naturels marins, plusieurs centaines de sites protégés sur le littoral, des dizaines de réserves biologiques forestières... Ces espaces de nature remarquable bénéficient d’un statut de protection réglementaire mais ne sont pas forcément bien connus du grand public. Or ces « cœurs de nature » représentent, pour la France, un patrimoine de très grande valeur, et pour les citoyens, des lieux inépuisables de beauté et de ressourcement.
La conscience de la nécessité de préserver la biodiversité est croissante parmi nos concitoyens. Mettre en valeur les merveilles de la nature de proximité génère toujours un intérêt lié à la découverte et par conséquent un souci de protection de ce patrimoine, favorable à une mobilisation locale.

L’exaltation du patrimoine provincial continue par la suite : exposition Tour de France (2013) : le Sénat propose sur les grilles du jardin du Luxembourg un voyage dans nos territoires et dans le temps, exposition Patrimoines, l'histoire en mouvement (2014) : le Sénat a la fierté de mettre à l’honneur par cette exposition, nos villes, nos campagnes et leurs trésors patrimoniaux singuliers et attractifs.

A ce moment, le fait de jeter de vilaines bâches sur les splendides grilles du Luxembourg et de saloper ainsi un patrimoine qu’on prétend par ailleurs tant mettre en valeur, crée un paroxysme contradictoire.

L’Exposition Montagnes de France (2015), après un intermède sur la paix en Europe (Fields of Battle - Terres de Paix 14-18) et quelques macrophotographies d’une nature forcément condamnée à disparaître (Hyper Nature – 2015), donne à Gérard Larcher, Président du Sénat, l’occasion d’enfoncer le clou : Je forme le vœu que ces témoignages photographiques exceptionnels vous incitent à partir à la découverte de ces territoires de montagne et de leurs habitants qui, par leur force de caractère et leur dynamisme, apportent une contribution significative à la stratégie touristique de la France et à la préservation de nos espaces naturels.
La veine est cette fois solide : Le patrimoine, une passion, des hommes (fin 2016) permet de poursuivre : Ce patrimoine de proximité émaille nos villes et nos campagnes, leur confère leur authenticité et contribue à leur attractivité touristique.

Et culmine en 2017 avec l’exposition parfaitement justifiée Jardins extraordinaires sur le Jardin du Luxembourg vu par des photographes.
Parfaitement justifiée, oui, et la seule exposition parfaitement justifiable en ce lieu parce qu’elle ne présente pas un antagonisme prédateur entre elle et le lieu où elle se déroule. Elle est justifiée d’être sur ces grilles parce qu’elle parle du lieu que le visiteur découvrira derrière. Elle est justifiée parce qu’elle ne prend pas prétexte de l’évocation du patrimoine pour absurdement aussitôt le "sagouiner" avec des bâches en plastique ; elle est justifiée parce qu’elle ne vient pas voler aux Parisiens la beauté du parc pour encore leur donner des leçons sur la nature et la bonne façon de s’y conduire, la fin ne justifiant jamais les moyens.

Après ce sommet indépassable, deux expositions (Outre-mer grandeur nature en 2020 et Visages du Rhône en 2011) continuent la veine assez juste d’un Sénat soucieux de la défense d’un patrimoine des territoires menacé, même si, une fois encore, les moyens sont condamnables, tandis que d’autres expositions à caractère social ou historique montrent assez combien rien n’est véritablement pensé ou organisé, et combien ce lieu est finalement aux yeux de ceux qui y ont le pouvoir, un lieu comme un autre.

Dans les justifications données sur le site du Sénat, le côté artistique, vaguement évoqué en début de la série d’expositions (« l’Art en passant ») n’est plus repris du tout par la suite. Dont acte. On ne cherche pas à faire croire qu’il s’agit d’art. Il s’agit d’éduquer les masses incultes à de bonnes causes, même si c’est en abimant l’extérieur des grilles qui forment avec le jardin un espace de toute beauté… une beauté qu’on ne voit plus et qu’on méprise.
Tout le monde est bien d’accord que ces bâches sont moches et purement informatives.
Le Sénat estime être dans son rôle quand il invoque la défense des territoires, et il faut reconnaître qu’il l’est.
L’attitude générale montre la priorité que le politique estime pouvoir exercer sur l’architecture du lieu et sa beauté.
Il est certainement loin du ressenti personnel du citoyen qui se sent dépossédé et amoindri par l’irruption de ces exercices de volonté sur un lieu collectif qu’il juge lui appartenir et qui était beau en soi avant que le politique ne l’abime.

C’est ainsi que le politique se fait à chaque exposition détester un peu plus, là où, méprisant et donneur de leçon, il croît éduquer des masses incultes.
Tout ceci au nom d’idéologies floues, de prétextes consensuels, sans véritable effort de pensée.

 

Conclusion : une oppression non désintéressée.

L’argent que coûtent ces expositions désastreuses par la dégradation du lieu qu’elles engendrent n’est pas perdu pour tout le monde.
Il y a un business de la bonne conscience, du caritatif et de la dénonciation vertueuse qui se remplit les poches au prétexte de l’art pour tous.

Aussi proposons-nous au minimum que chacune des expositions à venir soit accompagnée d’un panneau d’information donnant les indications suivantes :
Combien cela a coûté ?
Qui a gagné quoi exactement ?
Ces informations doivent être détaillées de sorte que le public puisse se faire une idée claire de l’exposition et de l’emploi des fonds publics. Là ce serait une vraie progression vers l’égalité, la conscience du réel et la démocratie, valeurs irréfutables au nom desquelles, justement, on organise ces expositions.
Il nous semble normal d’exiger un panneau sur ce sujet puisque le financement est public et que l’espace où a lieu l’exposition appartient au peuple.

Par ailleurs nous aimerions aussi sur le même panneau quelques explications simples et précises justifiant l’action faite :
Pourquoi a-t-on fait l’exposition dans ce lieu précis ?
Qu’est-ce qui justifie qu’on ait retiré à la jouissance collective ce lieu précis pour obliger le regard de tous à ces choses en particulier ?
Quelle est l’intention exacte ?
En quoi cette exposition justifie-t-elle sa présence dans cet environnement et pas dans un autre ?

En obligeant les organismes publics et les décideurs à plus de transparence et de rationalité, je ne doute pas qu’on arrive à éviter nombre d’expositions non seulement inutiles mais nuisibles, et aux politiques, et aux monuments historiques, et à l’environnement, et au citoyen.

Progressivement devant cet effort de justification à faire, qui est littéralement impossible à mener puisque ces expositions sont injustifiables, je ne doute pas que le nombre de ces expositions irait en décroissant. Je ne doute pas non plus que nos politiques faisant preuve enfin d’un peu de jugeote redeviendraient plus populaires en arrêtant une bonne fois ces gaspillages pas perdus pour tout le monde et visibles de tous.
 
Un dernier mot enfin pour en revenir à Rochechouart.
Peut-être pourrait-on obtenir au moins que le fâcheux précédent ne se reproduise pas à l'avenir au plus bel endroit de la ville. Après tout à Paris, on ne juge tout de même pas utile de coller les photos de Reza sur la Tour Eiffel. Quitte à s’inspirer des mauvaises idées de la capitale, faisons-le au moins raisonnablement.

Enfin j'ai l'impression que le niveau de pensée est devenu si faible dans la capitale que penser mieux dans les petites villes que dans la grande est désormais tout à fait à portée. En justifiant vraiment nos actions au fond, nous doublerions facilement, en qualité, certaines actions parisiennes comme ces fâcheuses expositions sur les grilles du Luxembourg. Ne serait-ce pas là une vraie possibilité d'être moderne ?


 

 

 

 

 

Dernière modification de cet article : juillet 2021

 

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