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l'auteur
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Corinne Rozotte : Glossolalie
Dans la série Fractures du
visible sur votre site,
vous introduisez en ouverture la définition de la Glossolalie
: "Utilisation de mots inventés qui simulent un langage cohérent.
(...) La glossolalie se rencontre principalement dans les états
d'extase ou de somnambulisme, et dans la schizophrénie." La première fois que j’ai entendu parler de la glossolalie, c’est dans un livre de linguistique, “Alice au Pays du Langage“, qui invite chacun d’entre nous à prendre conscience des possibilités créatrices du langage. Pour moi, la pratique de la photographie rejoint le jeu de l’écriture et marque ainsi une distance par rapport à la capture brute et nette d’instants du quotidien. Ainsi dans Fractures du Visible, comme dans l’ensemble de mon travail photographique, mon parti-pris est clairement celui de la subjectivité. Comme dans deux autres séries qui abordent respectivement le vécu de la maladie d’Alzheimer et le vécu de l’obésité du point de vue de la personne dite “malade“, j’aime faire appel à l’imaginaire du spectateur. Pour reprendre l’analogie avec “Alice“ de Lewis Carroll, qu’y a-t-il “De l’autre côté du miroir“ ? De la folie, du rêve ? Pourquoi ne voit-on pas net ?
Vos photographies ont tendance à placer le sujet exactement à
l'endroit où il semble qu'il pourrait commencer à prendre du sens,
mais pas plus près que cela. Il en va ainsi pour la netteté, pour le
cadrage et même pour la couleur : on ne sait pas bien si les images
sont en couleur ou pas... L’unité des images que je réalise se fait surtout au moment de la prise de vue, donc il y a déjà eu un travail intérieur en amont. Pour Fractures du Visible, j’ai par exemple réalisé l’essentiel des images sur une période de quelques jours où je me suis retrouvée dans une même ambiance, différente de celle de mon quotidien. Mais de toute façon, s’il est vrai que je recherche une lumière particulière au moment de la prise de vue, il y a toujours un voyage et suivant les moments, ce voyage est plus ou moins intérieur. La cohérence visuelle de mes images dépend avant tout de ma sincérité “artistique“, de mon engagement et donc du sens que je veux bien leur donner.
Est-ce que vous pensez qu'il y a une importance de l'hyper-proximité des sujets dans vos photographies, hyper proximité qu'on pourrait assimiler au regard de l'enfance, un regard pas fixé encore sur le sens et très proche des objets de l'environnement le plus proche ? Peut-être que je ne suis pas “guérie“ de mon enfance… Alors c’est sans doute vous, le spectateur de mes photos, vous qui les commentez qui, plus que moi, pouvez en dire quelque chose… De mon côté, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est plus important de suggérer, que de dire tel objet ou telle personne, "elle est comme ci et pas comme ça". Il n’y a pas LA vérité, il y en a plusieurs qui dépendent du point de vue que l’on adopte à un moment donné de son existence.
Comment êtes-vous venue à la photographie ? Au départ, j’ai eu envie de faire des images pour ne plus parler ! N’étant pas d’un naturel très bavard, je pensais que la pratique de la photographie allait me dispenser de tout commentaire, qu’il deviendrait superflu d’écrire des textes, tout du moins des textes sur mes images… Le comble c’est qu’aujourd’hui les professionnels qui reconnaissent mon travail me parlent tous de l’importance des textes qui accompagnent mes photos… A un autre niveau, ce qui est encore magique pour moi avec l’expression photographique, c’est que j’ai toujours l’impression que l’image parle avant moi. Je veux dire par là que la photographie est un medium qui m’amène toujours vers une représentation du réel avant même que j’ai pu expliciter ce que telle ou telle image pouvait bien vouloir dire pour moi.
Votre métier est la sociologie et vous employez beaucoup les mots dans votre travail. Y utilisez-vous aussi couramment la photographie ? Les deux sont liés bien- sûr. Disons que je ne ferais sans doute pas les mêmes images si je n’avais pas cette formation en sciences humaines. Pour moi, la photographie est avant tout une forme d’écriture, c’est pourquoi je fabrique des séries d’images tout en racontant toujours plus ou moins la même chose qui a, de toute façon, à voir avec la notion d’enfermement (physique comme psychique) et la cruauté de l’homme vis-à-vis de ses semblables et de son environnement.
Le choix de la constitution de séries comme Sumotorium sur le tournoi de Tokyo ou comme Des yeux plus grands que le ventre semble indiquer la fascination pour la démesure de certains corps qui débordent au-delà de l'espace qui leur est habituellement attribué... de corps aux limites floues, qui envahissent l'espace... C'est un peu comme dans cette série ? J’aime poser la question de la normalité, pour moi si la sociologie doit servir à quelque chose c’est bien à interroger le regard qu’on porte sur les gens et les choses qui nous entourent. Qu’est-ce qu’un corps “normal“ finalement ? Pour le dire rapidement, pourquoi les Sumotori peuvent-ils être considérés comme des dieux vivants au Japon et pourquoi en France, on fait la chasse aux obèses en ce moment ?... “Cachez ce corps que je ne saurais voir !“ C’est principalement pour ces raisons que j’ai décidé de faire un travail sur et avec les personnes obèses.
Le titre de la série présentée ici est sur votre site "fractures du visible". Pourquoi ce titre ? Comment cette notion de fracture s'articule-t-elle avec la notion de débordement si présente dans votre travail ? Au départ, j’avais pensé à des images “très noires“. Des images où on ne distinguerait que le contour de certaines formes puisque la lumière ne passerait que par l’étroite fissure d’un mur destiné tôt ou tard à lâcher. Alors, oui, dans les corps que j’ai choisi de montrer on peut y voir le relâchement et ses formes qui débordent de l’image.
Comment ont été prises ces vues (Avec quel appareil et quelle pellicule, dans quelles conditions techniques). Retravaillez vous votre travail en numérique ? Pour la série Fractures du visible, j’ai utilisé un Polaroid, le SX 70 avec les nouveaux films de l’Impossible Project. Je “scanne“ les Polaroid et ensuite je retouche surtout le contraste en le boostant et la chromie de mes images suivant la tonalité générale que je souhaite donner à la série.
A quels glorieux aînés rattachez-vous votre travail, d'où viennent vos influences ? C’est le travail de Michael Ackerman et puis aussi celui de Mario Giacomelli, toute l’émotion qui se dégage de leurs images qui m’ont le plus marquée. J’aime beaucoup aussi le travail de Daido Moriyama, j’ai toujours dans un coin de mon esprit sa photographie qui représente un chien que j’imagine mexicain, sans doute par rapport à son côté surexposé.
Quels sont vos projets actuels ? Je continue à travailler sur le corps avec une série de portraits de personnes disons plus “rondes“ que la moyenne. Ce qui m’amène toujours à questionner la manière dont on peut photographier l’obésité, surtout ce que l’on peut montrer, comment mettre en valeur la différence corporelle, tout en ayant non pas de la distance mais une certaine pudeur ? Enfin, j’espère retourner rapidement à Tokyo pour le plaisir - ça c’est sûr ! - et aussi pour faire de nouvelles surimpressions dans ce lieu incroyable qu’est le marché aux poissons.
dernière modification de cet article : 2011
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