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l'auteur
Biographie succincte de « Issu d’une vieille famille
de fonctionnaires, d’ingénieurs et d’officiers, Robert Musil est né le
6 novembre 1880, à Klagenfurt en Autriche. Destiné à la carrière des armes,
il l’abandonne pour des études d’ingénieur. Puis, nanti de son diplôme, par
étudier la philosophie et la psychologie à Berlin. En 1906, il publie son
premier roman, les Désarrois de l’élève Törless, remarquable et
remarqué. Il décide alors de se consacrer entièrement à la littérature. Il
publie deux recueils de nouvelles, deux pièces de théâtre mal accueillies,
puis attaque une vaste fresque romanesque. En 1933, il quitte Berlin pour
Vienne. En 1938, il s’exile en Suisse, à Zurich puis à Genève où il meurt
subitement en 1942, pauvre, oublié, et sans avoir pu achever ce grand roman
auquel il travaillait depuis vingt ans : l’Homme sans qualités. Il a
laissé également un important journal, des Aphorismes, Discours et
Essais.
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Esthétique de Robert MusilObjectif de cette noteL’écrivain autrichien Robert Musil a été un esprit scientifique engagé dans l’art. Dans ses œuvres de maturité il s’est attaqué, sans renoncer à l’esprit scientifique, à la description de l’état contemplatif. Nous procédons dans cette note à une analyse rigoureuse des moyens employés par l’auteur pour décrire l’état contemplatif, moment privilégié où la réalité est gagnée par un autre sens. Ce court texte s’efforce de présenter les éléments fondamentaux de l’esthétique de l’auteur et examine brièvement la généralisation possible de cette esthétique au champ artistique non littéraire. Nous verrons successivement
On trouvera en annexe une courte bibliographie et la biographie de Musil. Pour cette dernière, nous avons repris celle présentée par les Editions du Seuil au début de l’Homme sans qualités. Les changements de points de vue chez MusilMusil est l’écrivain de l’extase et du bonheur contemplatif. Mathématicien de formation, il a cherché toute sa vie à analyser le domaine des sentiments en y appliquant la modestie et la rigueur ironique du pur esprit scientifique. L’esthétique de ses écrits repose toujours sur la description d’un moment charnière entre la possibilité de logiques différentes. Il est vécu par ses personnages comme le moment le plus intense qui se puisse vivre : moment où l’on est à la fois rien, et où l’exaltation de la vie est portée à sa force la plus grande. Bonheur panthéiste et pourtant sentiment tout-puissant de liberté individuelle. Il est le moment où l’homme se réalise comme pure conscience de soi et des possibles. La perte du sentiment du réel ordinaire, qui est en même temps le moment où la vie est vécue avec le plus d’intensité, est matérialisée dans ses écrits par l’emploi de procédés particuliers. Nous avons tenté d’en dresser la liste. 1. Opposition d’éléments paradoxauxCe moyen vise, par la rencontre de faits, de personnes, de qualificatifs paradoxaux juxtaposés, à déstabiliser le lecteur et à lui faire rechercher la possibilité d’une nouvelle logique. On trouvera par exemple des descriptions incompréhensibles : tel personnage, touchant à l’état contemplatif, est « couché sur la dalle de son tombeau et réveillé, mais autrement qu’on l’est de jour ». Impossible de comprendre une phrase pareille ! On peut la relire trois fois, il ne s’en dégage pas plus de sens, qu’une inquiétude intérieure que nous serions simplement inapte à comprendre faute d’être dans la nature qui correspondrait à un tel entendement. La déstabilisation nous incite à mobiliser toutes nos forces intellectuelles et met nos sens en alerte. Elle nous oblige à douter de notre point de vue et nous place dans l’attente attentive d’une logique supérieure, qui pourrait rendre ces éléments acceptables en détruisant le paradoxe. 2. Opposition des échelles et des logiquesL’opposition peut-être celle du grand et du petit, du devenir affairé d’un personnage au devenir non moins affairé mais complètement différent d’un autre. Elle peut aussi se manifester dans la co-existence démontrée des interprétations possibles dans un même instant. Le propos est toujours de montrer que le monde et sa valeur changent en fonction des points de vue. 3. Perception aiguë du tempsElle peut s’exprimer dans le sentiment d’un arrêt, d’un simple ralentissement ou d’une « hésitation » du temps. 4. Sacralisation des choses insignifiantesElles interviennent pour fixer le destin. Insignifiantes, mais bouleversant une vie, elles apparaissent comme des signes divins et une preuve nouvelle d’un autre sens possible. Musil emploie souvent le qualificatif d’ « abandonné » pour désigner le rapport de ces choses au sens courant. Naturellement leur prise en considération sera d’autant plus signifiante qu’elles étaient plus abandonnées… et l’émerveillement de leur prise en compte en tant que signe ayant de la valeur en sera grandi ! 5. Etouffement dans la vie ordinaire – description désinvolte de la réalitéL’horrible sensation que la vie ordinaire constitue une prison est sans arrêt présente chez Musil. Elle conduira à une lassitude qui touchera jusqu’au déplacement du sujet de l’Homme sans Qualités, de la description du mouvement de l’Action Parallèle à l’amour entre les jumeaux retirés du monde. On rappelle que L’Homme sans Qualités est constitué globalement de deux grandes parties. La première voit le personnage central, Ulrich, héros Musilien, participer au projet de l’Action Parallèle, association de gens de la haute société de Cacanie (en réalité l’Autriche d’avant la première guerre mondiale) conviés à trouver une grande idée populaire fédérative pour sauver un pays menacé par ses nationalismes et par l’ennui (pour faire court). Dans la deuxième l’intérêt de l’auteur se déplace vers l’amour d’un frère pour sa sœur, au travers d’un pur accomplissement au monde. L’ensemble passe par des dialogues de plus en plus serrés et contemplatifs. La description de la réalité ordinaire devient parallèlement de plus en plus désinvolte. Musil a souvent même recours à des comparaisons ironiques voire désobligeantes. Exemple tiré des Oeuvres pré-posthumes : les deux personnages du Merle sont brièvement appelés A-un et A-deux. Pas la peine de faire plus pour le réel. Il n’a vraiment aucune importance ! 6. Evocation de la grâce par des éléments aériensAu moment où l’extase apparaît, elle est très souvent précédée par un signe venu des airs. C’est l’élément visuel le plus concret et tangible, le moins sophistiqué de l’esthétique de Musil. Les états de grâce viennent donc très concrètement du ciel : nuage de fleurs tombantes, chant d’oiseau, chute d’une munition… 7. Esthétique du donMusil tente de substituer à l’analyse quantitative du réel, à son approche normative, une forme de relation qui est très proche de l’usage religieux du don : vie sainte, absence de souffrance parce qu’on ressent le monde en s’y déversant et non en attendant de lui, impossibilité associée d’exercer la moindre mesure d’un échange, extension corrélative du moi au monde entier. Le réel n’est plus enfin qu’interprétation de notre propre vision morale. La relation débouche sur l’acceptation heureuse des modifications du monde, devenues forcément amicales puisque le moi s’est étendu à l'univers… et sur la contradiction incontournable du roman l’Homme sans Qualités : pendant que le frère et la sœur développent cette vision de l’Homme Nouveau dans de longues et fragiles conversations, le monde, lui, se dirige vers la guerre, qui emportera tout. l’Autre Etat, de contemplation divine, est avant tout accessible par le regard d’Amour (regard qui donne… le don ouvre à la perte de conscience de soi, en permettant une perte de la conscience individuelle. Au fond, changer les points de vue, c’est se donner au monde, perdre conscience de soi… et cesser d’attendre de recevoir, donc de souffrir). Musil en appelle à une sorte de panthéisme de la vie dont l’amour entre deux êtres est la première révélation. 8. Confusion de l'identitéA l’occasion d’une description, deux choses peuvent être prises pour une seule : par exemple deux poissons dans un bocal pourraient former un seul organisme, si on veut bien décider de le voir comme cela (Ulrich dans l’Homme sans Qualités). Ou un tramway vu à distance, dans une perspective aplatie, peut sembler quelque être monstrueux à la nature et à la signification changeante. Ces confusions d’identité ne font qu’éveiller le doute sur la nature même de l’individu : il pourrait accéder à des modifications de la propre conscience qu’il a de lui-même, voire abandonner sa propre identité, en la fusionnant dans un tout plus vaste, comme dans l’état contemplatif. Quelques exemples concretsLe Merle (p161) : Dans cette nouvelle Musil nous présente une conversation entre deux amis qui se retrouvent après des années où ils se sont perdus de vue. Un des personnages raconte à l’autre trois expériences hors du commun, en matière de résumé pour ces années écoulées. Dans la première expérience, au chant matinal d’un rossignol, il quitte le domicile conjugal sur un coup de tête. Le rossignol n’est d’ailleurs même pas un rossignol mais un merle, oiseau capable d’imiter le chant d’autres oiseaux [confusion d’identité]. La nouvelle commence par la rencontre entre deux personnages que Musil nomme A-un et A-deux [traitement désinvolte de la réalité] : « Une amitié d’enfance est chose d’autant plus singulière qu’on devient plus vieux. Les années ont beau vous changer des pieds à la tête et du moindre poil au fond du cœur, les relations réciproques se maintiennent remarquablement constantes, comme les rapports qu’entretient chaque individu avec les divers messieurs auxquels il donne tour à tour du « je » [confusion de l’identité] (…) il en va ainsi des meilleurs amis : ils s’entendent mal, se critiquent ; pis que cela, beaucoup ne peuvent pas se souffrir. En un sens, ce sont là les amitiés les meilleures et les plus profondes, celles qui gardent pur de tout alliage le mystérieux élément [rencontre d’éléments paradoxaux, démontrant la possibilité d’un ordre supérieur]. (…). A-deux décrit sa vie en immeuble : « étage par étage, les lits de noce sont posés les uns au-dessus des autres : toutes les chambres à coucher de l’immeuble ont la même situation (…) l’amour, le sommeil, la naissance, la digestion, les revoirs inattendus, les nuits de souci et les nuits de fête s’empilent dans ces maisons comme les petits pains dans les distributeurs automatiques [comparaison désobligeante] » (…). « Quand je considérais mon appartement, je me disais, de la même façon : maintenant, tu as acheté ta vie, pour tel ou tel loyer annuel. Peut-être disais-je aussi, quelque fois : Maintenant, tu t’es créé une vie par tes propres moyens. Cela tenait ainsi le milieu entre l’épicerie, l’assurance vie et la fierté. [l’obsession de l’assurance vie, symbole de la vie réglée est une fixation dans les Œuvres pré-posthumes / sensation d’étouffement dans la vie ordinaire] » Pensant à cette époque à ses parents, A-deux dit : « une phrase brusquement se mit à me trotter dans la tête : « ils t’ont donné la vie » ; c’était comme une mouche que je n’arrivais plus à chasser [considération désobligeante] (…) il me parut extrêmement curieux, mystérieux même, qu’il y eût quelque chose qui m’eût été donné, que je le voulusse ou non, et que ce quelque chose fût, au surplus, le fondement de tout le reste » [perte du sens de soi par le don] A l’apparition du merle, l’auteur était « ensorcelé : couché dans [son] lit comme un personnage sur la dalle de son tombeau et réveillé, mais autrement qu’on l’est de jour. C’est très difficile à décrire : on aurait dit que quelque chose m’avait retourné ; je n’étais plus en relief, mais en creux. La chambre même n’était plus un volume vide, mais une matière qui n’existe pas dans les matières du jour, une matière noire à la vue et au toucher, et dont j’étais fait moi aussi. Le temps battait à petits coups rapides, comme le pouls d’un fiévreux » [description paradoxale ou le personnage devient un espace, et le temps un individu + perception aiguë du temps]. Au chant de l’oiseau A-deux abandonne le lit conjugal [sacralisation d’une chose insignifiante] et part droit devant lui : « Je me sentais d’une légèreté folle, tout en essayant de me répéter qu’aucun homme convenable n’avait le droit d’agir ainsi ; je me souviens : j’étais comme un homme ivre qui se querelle avec la rue où il passe pour s’assurer qu’il est de sang-froid » [opposition de la logique du réel et du pur non-sens de ce comportement]. Plus loin, la narration de l’épisode de la « flèche volante », ces munitions jetées par les aviateurs sur les fantassins pendant la première guerre mondiale (« touchaient-elles le crâne, on pouvait compter ne les voir ressortir qu’aux pieds ») vient renforcer la mystique : A-deux entend la munition fondre sur lui : « je ne doutais pas un instant que quelque chose de décisif pour moi dût se produire » [sacralisation] ; le moment de la descente de la flèche est très long dans la nouvelle [perception aiguë du temps] ; « Je dois le dire très simplement, j’étais convaincu que dans la minute qui venait, j’allais sentir la présence de Dieu dans la proximité de mon corps (…) Peut-être Dieu n’est-il rien d’autre, après tout, que le plaisir pour les pauvres hères à l’existence médiocre que nous sommes, de se vanter d’avoir au ciel un parent riche » [considération désobligeante + opposition des logiques]. Au dernier moment, son corps malgré lui, « déporté brutalement, [exécute] une profonde révérence en forme de demi-cercle »… et échappe à l’impact. « A ce moment, un sentiment brûlant de reconnaissance m’envahit, et je crois que je rougis des pieds à la tête. Si quelqu’un m’avait dit à ce moment-là que Dieu m’était rentré dans le corps, je n’aurais pas ri. Je ne l’aurais pas davantage cru » (…) [rencontre d’éléments opposés] « Néanmoins, chaque fois que j’y pense, je voudrais revivre encore une fois, en plus clair, une expérience analogue ! ». Dans la Pension Nimmermehr (Œuvres pré-posthumes), Musil décrit les uns après les autres les clients d’une pension. On assiste là à la sacralisation de détails insignifiants, à l’opposition d’éléments paradoxaux, d’échelles et de logiques (constitués par cette galerie de personnages hétérogènes) ainsi qu’à la profonde angoisse de l’étouffement dans la vie ordinaire. Au milieu des descriptions, on trouve à brûle-pourpoint cette remarque sur le temps : « je suis loin de prétendre que ces impressions aient quoi que ce soit de particulièrement rare et précieux ; elles avaient seulement un rapport particulier, difficile à saisir, avec la contemporanéité. Quand vingt horloges sont accrochées à un mur et qu’on les regarde tout à coup, chaque pendule a une autre position ; toutes sont contemporaines et ne le sont pas, et le temps réel coule quelque part entre elles. Cela peut n’être pas rassurant. » Dans l’Homme sans Qualités (Tome II – p99) : « Connais-tu cette expérience ? demanda son frère presque persuadé déjà qu’elle la connaissait. On peut se trouver pris dans le mouvement le plus violent, quand tout à coup le regard tombe sur le jeu d’un objet quelconque que Dieu et le monde ont abandonné, et on ne parvient plus à s’en arracher ? Tout à coup, on est porté par sa minuscule existence comme une plume qui vole au vent, délivrée de toute pesanteur, de toutes forces ? » [suggestion de la grâce par des éléments aériens] Dans l’Homme sans Qualités (Tome II – p99), au chapitre : Souffles d’un jour d’été « Le soleil, entre temps, s’était élevé dans le ciel. Ils avaient abandonné les chaises telles des barques échouées dans l’ombre plate de la maison et s’étaient étendus sur une pelouse, dans la ronde profondeur du jour d’été. Ils étaient ainsi depuis assez longtemps et, bien que les circonstances eussent changé, ils en avaient à peine conscience. Pas plus qu’ils ne remarquaient l’arrêt de la conversation : elle était restée en suspens sans trahir la moindre faille. Tel un fleuve silencieux, une neige de fleurs sans éclat tombant d’un groupe d’arbres en train de se faner flottait dans le soleil ; le souffle qui la portait était si doux qu’aucune feuille ne bougeait. Nulle ombre qui en descendît sur le vert des pelouses : celui-ci semblait s’assombrir de l’intérieur comme un regard. Tendrement et généreusement vêtus de feuilles par le jeune été, les arbres et les buissons qui se dressaient de chaque côté ou composaient l’arrière-plan du jardin semblaient des spectateurs déconcertés qui eussent participé, surpris et figés dans leur costume joyeux, à ces funérailles et à cette fête de la nature » [de nouveau l’expérience de la grâce et de la dilatation du temps par la médiation d’éléments aériens] Extrêmement démonstrative de l’esthétique de Musil, et très pure dans son genre, est la nouvelle de la souris (p40) : C’est la guerre. Un homme est installé sur un banc oublié dans un vallon alpin en altitude. Au-dessus de lui passent les tirs croisés des obus (« calmes comme des bateaux ou des bandes de poissons. Ils éclataient loin en arrière, dans des lieux où il n’y avait rien ni personne (…) personne ne savait plus pourquoi »). Le soleil lance ses rayons vers le banc. On y est si bien que « les membres dormaient chacun son sommeil, tels des hommes qui se sont écroulés à côté les uns des autres et, morts de fatigue, aussitôt se sont oubliés ». La respiration y devient si pleine que « c’était comme si le géant bleu de l’air eût fait un cadeau à l’impuissance de l’homme, une espèce de grossesse ». Nous terminons en citant la totalité de la fin de la nouvelle : « Tout à côté du banc, peu fréquenté, une petite souris s’était organisée un système de tranchées. A la taille d’une souris, avec des trous pour s’éclipser et ressortir ailleurs. Elle y trottinait en rond, s’arrêtait, repartait. La main de l’homme pendait au dossier du banc. Un œil aussi petit, aussi noir qu’une tête d’épingle se tournait de ce côté. Et la sensibilité, l’espace d’un instant, était si étrangement bouleversée qu’on ne savait plus si c’était ce petit œil noir et vif qui tournait, ou l’immense immobilité des montagnes. On ne savait plus si c’était la volonté du monde qui s’accomplissait en vous, ou celle de cette souris, brillant d’un œil minuscule et solitaire. On ne savait plus s’il y avait encore des batailles, ou si déjà régnait l’éternité. On aurait pu continuer ainsi longtemps, à sa guise, avec ces choses qu’on sentait inconnaissables ; mais c’est déjà toute la petite histoire, puisque entre-temps chaque fois, avant même que l’on pût dire exactement où elle s’arrêtait, elle était terminée. »
Clore cette première partie consacrée à la manifestation de l’esthétique dans les écrits chez Musil oblige à se poser la question de l’actualité de cette esthétique : en quoi touche-t-elle juste ? Pourquoi est-elle d’avenir ? Actualité de l’esthétique de MusilCette partie vise à aller un peu plus loin qu’une justification personnelle du choix de l’œuvre de Musil comme reliquaire d’une esthétique plaisante. Elle vise à sensibiliser sur le fait que l’esthétique de Musil est parfaitement adaptée au monde qui vient. Autrement dit il y a des justifications sociales ET des fondamentaux naturels qui justifient l’adoption de cette esthétique. L’esthétique de Musil est actuelle parce qu’elle reprend des éléments existant depuis toujours...Les huit procédés qu’emploie Robert Musil n’ont naturellement pas été inventés par lui. Son esthétique est plus constituée par l’emploi conjugué des points cités. Sans insister : L’esthétique de tous les défilés militaires du monde a toujours été fondée sur la démonstration de la multitude, les interventions divines sont généralement placées aux cieux et la sollicitude des Dieux est naturellement descendante... L’esthétique de Musil est actuelle parce qu’elle est compatible aux attentes et aux possibilités d’êtres humains habitant un monde finiLe monde est fini, les médias nous l’ont livré. Il n’y a plus de découvertes « d’ailleurs » possibles (au sens où on les opposerait à l' « ici » que l'on connaît). Il n’y a plus « d’autre » auquel se frotter. La planète nous est complètement connue. Nous n’échapperons plus à la banalité du quotidien par le déplacement en surface. Il nous faut aller en profondeur : l’invention poétique est probablement la grande force de paix qui peut éviter la lassitude et finalement le dégoût d’un monde présupposé connu, avec l’obscure envie d'aventure et le besoin violent des nouveaux départs qui peuvent mener aux pires exactions. Par ailleurs l’uniformisation des besoins de consommation autour des valeurs matérielles occidentales a dramatiquement augmenté la concurrence mondiale sur une gamme réduite de valeurs matérielles que la disponibilité décroissante des matières premières et de l’espace pourra de moins en moins servir. Il y a proprement urgence à changer les points de vue. On a besoin d’esthétiques susceptibles de donner plus de sens au dérisoire, au pas cher, au gratuit, à l’interprétation même. D’esthétique jouant sur la norme, montrant qu’elle est infiniment modifiable, quelle qu’elle soit. L’esthétique de Musil est actuelle parce qu’elle est vitaliste.La conscience de chaque individu peut être envisagée comme une sorte de couche prise en sandwich entre deux autres couches qui proposent des sorties à la conscience de soi dans l’abandon de la souveraineté personnelle pour la participation à un tout plus vaste.
Les deux aspects très différents de fusion portent le même nom d’Amour. Le moment de l’abandon de la conscience individuelle pour l’une ou l’autre est vécu par l’individu comme un dépassement personnel, comme une brutale augmentation de puissance en même temps qu’une modification radicale de la perception et provoque l’exaltation. C’est à ces endroits très naturellement que Musil situe ses extases contemplatives. L’objectif des descriptions est de décrire les conditions de leur apparition, leur déroulement et, au moins autant, de les faire durer. Sexualité et révélation à caractère religieux ne sont pas des engagements artistiques, puisqu’elles ne construisent pas des objets proposés au monde par un homme, mais elles peuvent en faire comprendre le mécanisme, puisque, esthétiquement, leur principe de fonctionnement est le même que celui de l’œuvre d’art : elles proposent un changement de point de vue. L’expérience artistique chez Musil mime ces expériences en ce qu’elle propose de traduire en objet (un livre, une nouvelle) l’expérience intellectualisée de la perte d’individualité par un rapport devenu fusionnel au monde. La liberté et la pure conscience de soi ne sont jamais si palpables qu’au bref moment où elles sont abandonnées pour la fusion dans une logique supérieure. L’extase est le moment où la perception de logiques différentes est ouverte par le changement de référence. Le moyen de cette prolongation est artistique en ce qu’il vise à constituer un objet. En d’autre termes, sexualité et révélation à caractère religieux sont la première expérience personnelle que d’autres visions du monde sont possibles. Ce sont des expériences actuelles que tout le monde peut faire. L’art est le moyen privilégié de l’extension de l’extase (la perte de références au moment du passage) au travers de la fabrication d’un objet Les limites de l’esthétique de Musil :
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Deux exemples Nombreuses sont les
œuvres qui peuvent être
appelées à illustrer le propos en dépit même du fait que leurs auteurs
n’aient probablement jamais eu l’intention d’en référer à Musil.
et quelques remarques au sujet de la photographie...
ConclusionEsthétique d’un monde en paix enfin capable de se renouveler sans en passer forcément par la sombre figure du chaos, l’esthétique de Musil est une invitation non à l’action mais au bonheur dans la plénitude de la propre conscience de soi et des points de vue possibles. Elle plaide pour un art individuel dégagé du champ social et des batailles de pouvoir. Concernant l’art et ses modes en effet : toutes les normes pourraient parfaitement se voir affectées d’autres valeurs possibles. Mais les nouvelles valeurs, devenus normes, seront fatalement elles mêmes sujettes bientôt à égale discussion. On peut donc parfaitement considérer que les normes actuelles sont des normes autrefois parfaitement révolutionnaires et poétiques devenues aujourd’hui classiques ; c’est d’ailleurs souvent ainsi qu’on justifie l’histoire de l’art et des idées en général. On peut donc ne pas considérer les normes anciennes comme nuisibles si on sent en soi le raisonnement de l’autre norme possible suffisamment ancré. Ce raisonnement valide autant les normes majoritaires qu’il les dévalue. Et son effet sur les normes minoritaires est exactement le même. En d’autres termes, ce qui est important artistiquement n’est pas l’action politique, n’est pas de changer la norme, puisque ce combat est finalement à courte vue. Ce qui est important est de conserver intacte la possibilité en soi de considérer la norme comme parfaitement mobile. Cela conduit non à l’engagement mais au désengagement. Cela conduit à la poésie. L’action de l’art suivant l’esthétique de Musil est de maintenir sans arrêt éveillée la flamme d’une autre norme possible.
Annexe : bibliographie sélectiveDe Musil :
Sur Musil : Jacques Bouveresse – la voix de l’âme et les chemins de l’esprit, Seuil, 2001 – ISBN 2-02-036289-9 – très bon livre concernant en particulier l’approche scientifique de Musil et la mise en perspective de l’écrivain dans son temps. Texte clair et efficace, facile à lire et pourtant non simplificateur d’un professeur au Collège de France. Jean-Louis Poitevin – la Cuisson de l’Homme, essai sur l’œuvre de Robert Musil, éditions José Corti (1996) – ISBN – 2-7143-0563-6 – le livre est beaucoup plus confus que le précédent, comme si l’auteur avait été entraîné sur les chemins contemplatifs derrière Musil. Il vaut le coup toutefois pour la fin, en apothéose, qui donne son sens au titre. L’homme est en cuisson, au sens où il se prépare, comme un plat qui cuit, à devenir enfin mature. Juste point de vue !
dernière modification de cet article : 2019 Note sur
cette modification
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