[abonnement gratuit]
Le photographe
Interviewé par
Jean Desmaison
né en 1948 en Limousin
Passionné de photographie
et de musique
depuis l'âge de 8 ans Auteur-réalisateur vidéo
10 place Manigne
87000 LIMOGES
05 55 34 80 21
06 70 96 73 20
www.jeandesmaison.com
clip(at)jeandesmaison.com
|
|
Thierry Girard :
vers le grand format
en photographie
Thierry Girard, quand
et comment-êtes vous venu à la photographie ?
J’ai fait des études dites “sérieuses“
(Sciences PO à Paris), tout en m’intéressant par ailleurs beaucoup à
la littérature, au théâtre, au cinéma. Je rêvais d’un métier
créatif, sans être tout à fait sûr d’y parvenir. A défaut, je me
voyais bien travailler comme journaliste, ou dans l’édition… Et puis
la photographie, pour laquelle j’avais un peu d’intérêt, mais pas
plus, est vraiment entrée par effraction dans mon univers lorsque
j’ai découvert à travers des portfolios et des livres les œuvres de
photographes qui me semblaient radicalement différentes de tout ce
que j’avais vu jusqu’alors. C’était au début des années 70, à une
époque où il y avait encore très peu d’expositions d’auteur, très
peu de livres publiés, et où le goût moyen se forgeait autour des
photographes “élus“ et réélus mois après mois par le magazine Photo…
Et bien sûr, internet n’existait pas (faut-il le rappeler aux plus
jeunes ?). Et je dois beaucoup aussi à mes séjours londoniens, car
c’est là où j’ai vu ma première grande expo photo, une rétrospective
de Paul Strand ; là où j’ai acheté la revue Creative camera
qui m’a fait découvrir Robert Frank, et là où j’ai retrouvé, dans
les quartiers où j’ai vécu, notamment dans l’East End, des scènes,
des situations, une atmosphère un peu sombre et brumeuse qui
évoquait sans la parenthèse du temps l’œuvre de Bill Brandt, le
Robert Frank d’avant Les Américains, ou les photos de
repérage prises par Alain Resnais pour un film qui ne s’est jamais
fait.
Thierry Girard © - Observatoire Photographique des Vosges du Nord,
2010
Là, c’est votre
initiation en quelque sorte à la photographie, mais de là à en faire
un métier…
Après, c’est un peu le hasard. A la
sortie de Sciences Po, un an de service militaire obligatoire et au
retour, un vrai malaise, une redoutable incertitude par rapport à
mon avenir : ce sont encore de vraies années de rébellion, et si je
ne milite nulle part, je n’ai pas envie pour autant de rentrer dans
le “système“. Alors, l’envie me prend de m’exercer à la photographie
en arpentant justement les rues de Londres, et je découvre
immédiatement l’attrait qu’exerce sur moi ce medium, juste en
marchant, sans autre but que de saisir ce qu’on appelait à l’époque
des snapshots (on parle plutôt aujourd’hui de street
photography). De retour à Paris, je fais quelques tirages, je
les mets dans une boîte que je montre à quelques personnes, tout le
monde m’encourage, et je me dis « Pourquoi pas ? ».
Quelles ont été les
œuvres majeures de votre parcours?
C’est difficile de répondre à cette
question, car plus de trente années consacrées à la photographie, ça
veut dire beaucoup de projets, beaucoup de travaux aboutis, beaucoup
d’expositions, beaucoup de livres… Sachant que, très tôt, j’ai
décidé d’être en quelque sorte un précurseur dans la façon de gérer
mon “métier“, l’économie de mon métier, en privilégiant mes travaux
personnels par rapport à un exercice strictement professionnel de la
photographie dans le monde de la presse, de la publicité ou de la
mode… Ce qui semble naturel aux jeunes photographes qui sortent
aujourd’hui des écoles d’art ne l’était pas à l’époque, et ça n’a
pas forcément été bien vu par la profession, qu’il s’agisse des
autres photographes ou de ceux qui les faisaient travailler, mais
ça, c’est une autre histoire… Alors, pour en revenir aux œuvres
majeures, je parlerai plutôt de moments ou d’œuvres décisives :
Far-Westhoek, un travail que j’ai fait autour de Dunkerque en
1982, première résidence d’artiste, première exposition, premier
livre… Frontières en 1984, le premier projet conçu vraiment
autour de la problématique de l’itinéraire et la mise en place d’une
vraie méthode de travail… Et, pour faire bref, parce que des projets
décisifs il y en a eu beaucoup, je sauterai à 1997 avec la Route
du Tôkaidô et la présence affirmé et définitive de la couleur
avec un retour à une photographie plus documentaire après plusieurs
années consacrées à une approche plus métaphorique et poétique du
paysage. Et pour vous faire plaisir, je citerai aussi Paysages
insoumis, un projet initié en 2007, qui est mon premier travail
réalisé intégralement à la chambre 4x5…
Thierry Girard © - Paysages insoumis, 2007
Mais, si nous parlons des livres, j’ai
un faible pour La Ligne de partage, publié en 1988 ; pour un
autre magnifique travail d’impression qui est le livre publié sur
Saint-Pierre et Miquelon en 1995, sans oublier D’une mer
l’autre en 2002 qui compte beaucoup parce que c’est aussi un
livre où je fais une large part au travail d’écriture. Et parmi les
plus récents, j’aime beaucoup l’esprit et la maquette d’Un Hiver
d’0ise ainsi que le tout dernier Arcadia revisitée, un
très bel ouvrage réalisé avec un budget serré, comme quoi, c’est
possible…
Thierry Girard © - Arcadia revisitée, 2011
Qu'est-ce qui vous
différencie globalement des autres photographes ?
Euh… Rien ! Je ne sais pas. Ce n’est
pas à moi, ni de me poser la question, ni d’essayer d’y répondre. Je
ne cherche pas à me distinguer, je cherche à être moi. Ceci dit,
comme je l’ai déjà évoqué, je me suis distingué au départ de ma
carrière dans ma manière de procéder. Aujourd’hui, les projets
d’auteur, les recherches de financements et de subventions, les
relations privilégiées, établies avec “l’institution culturelle“ au
sens large ou les collectivités, c’est devenu monnaie courante.
Peut-être même trop courant… Quand à l’esprit de mon travail, ce qui
est somme toute le plus important, je me sens d’abord l’héritier
d’une tradition photographique qui est celle de la photographie
documentaire américaine, et j’espère avoir contribué à apporter ma
petite pierre à l’édifice (et ce n’est pas terminé !). Par ailleurs,
je constate que j’ai pas mal d’enfants : des légitimes, ceux qui
revendiquent leur filiation (et il peut il y avoir plusieurs papas
ou mamans !) ; et des illégitimes, ceux qui ne me connaissent pas ou
ceux qui font semblant de ne pas me connaître… Mais, je pense qu’il
y a dans ma petite chanson quelque chose qui reste singulier et qui
n’appartient qu’à moi. Je me souviens de la réflexion d’un de mes
éditeurs. Je lui avais envoyé un carton de vernissage et il m’avait
dit après : « Quand j’ai vu la photo, j’ai su que c’était toi… Ça ne
pouvait être que du Girard ! ». Il y a aujourd’hui pléthore de
photographes qui pratiquent la photographie documentaire au risque
de la répétition et de la saturation. Cela oblige sans cesse, sinon
à se remettre en question, du moins à effectuer un travail critique
vis-à-vis de son propre travail et vis-à-vis du travail des autres.
Dès que l’on se contente d’exploiter son savoir-faire, d’aller dans
le sens du vent dominant, ou de ne répondre qu’à l’image, souvent
étroite, que les autres se font de vous, on assure sans doute sa
réussite sociale et financière, mais on est mort artistiquement !
Avec quel matériel
travaillez-vous et pourquoi?
Ma véritable entrée en photographie a
été l’acquisition de mes deux premiers Leica en 1976. J’aimais
l’objet (comment ne pas l’aimer ?), et surtout c’était l’outil de
mes maîtres d’alors, Robert Frank ou Lee Friedlander, sans oublier
évidemment Cartier-Bresson. Il en est résulté une incapacité voire
une détestation à utiliser tout système reflex, ce qui m’a amen��,
lorsque j’ai voulu changer de format, à privilégier des 6x7 à visée
télémétrique comme le Makina Plaubel ou plus tard le Mamiya 7.
Alors, la chambre !
Pourquoi ? Comment ?
Au milieu des années 80, j’avais
rencontré Joel Meyerowitz dans son studio à New York et il m’avait
assuré en souriant qu’on pouvait photographier aussi vite à la
chambre 20x25 qu’au Leica ! C’était un peu par provocation, mais
aussi une façon de me faire comprendre que lorsqu’on pratique une
photographie de type documentaire en extérieur, comme celle que nous
partagions, il n’y a pas besoin de faire des réglages très
compliqués et qu’avec un peu d’habitude, on peut se caler très
rapidement. J’ai été tenté alors d’acheter une chambre à New York,
et je ne l’ai pas fait ! J’ai sans doute eu tort ! Je pense que par
rapport au travail que j’ai réalisé pendant ce long séjour aux
Etats-Unis, mes photographies y auraient sans doute encore gagné de
la force, ou de la présence, je ne sais comment dire… En tout cas,
lorsque je les regarde aujourd’hui, la plupart auraient pu être
faites à la chambre ! Mais voilà, Frank, Friedlander et d’autres
avaient traversé les Etats-Unis en photographiant au Leica, il
fallait que je traverse de la même manière les États-Unis en
photographiant au Leica (et au 6x6, le 6x7 n’était pas encore arrivé
dans ma panoplie) ! Et je n’étais pas prêt non plus à m’inscrire
dans une économie de prises de vue différente. Je craignais qu’en
photographiant à la chambre, je sois obligé de restreindre de façon
trop drastique le nombre de prises de vue, alors que j’avais encore
besoin d’acquérir de l’expérience, de multiplier les photos « pour
voir » et que les Etats-Unis m’offraient un champ d’expérimentation
formidable !
Thierry Girard © - Pondichery, 2011
Pourquoi pas la
chambre en plus, « pour voir » justement ?
Je n’avais jamais travaillé à la
chambre, et je ne me voyais pas en train d’en apprendre le maniement
au bord de la Route 66 ou d’une autre… Je me faisais un monde du
travail à la chambre, alors que ça demande surtout un peu de
méthode, et au fond ce n’est pas sorcier, même si ça impressionne le
chaland ! J’aurais du demander à Meyerowitz de me donner un cours
particulier…
Alors, justement,
qu’est-ce qui a changé pour que la chambre devienne l’outil adapté à
votre travail ?
J’ai passé plus de quinze ans à
photographier quasi exclusivement au 6x7, et puis, à un moment, j’ai
senti que ça coinçait. Malgré la très grande qualité du Mamyia 7, je
voulais monter d’un cran en finesse et en détail, et je voulais
encore mieux travailler le paysage urbain en utilisant la
possibilité de décentrement que m’offrait la chambre. Mais surtout,
je suis arrivé à un moment de ma pratique photographique où «
l’économie » que suppose la chambre devenait presque nécessaire. Par
économie, je n’entends pas le coût, puisque globalement ça me coûte
plus cher, mais le fait de devoir faire un nombre d’images
restreint, sans aucune frustration, tout simplement parce que les
images que je fais suffisent. Pas besoin de multiplier les prises de
vue, de tourner autour du sujet comme on tourne autour du pot, pas
besoin d’assurer (ou alors, je le fais au 6x7, parce que j’en ai
toujours un à côté), mais le sentiment d’avoir acquis une telle
maîtrise de mon esthétique que je peux m’imposer désormais cette «
discipline ». Ça n’empêche pas pour autant la prise de risque où la
photo prise, là encore, pour voir à quoi ressemble le monde une fois
photographié ! Mais je n’ai plus besoin de rentrer le soir à l’hôtel
avec une besace remplie de films. Si j’ai fait dix plan-films dans
la journée, c’est bien, je suis plutôt satisfait.
Il y a évidemment
moins de déchets lorsqu’on travaille à la chambre !
Bien sûr, c’est difficile d’établir
des proportions, mais il m’arrive, sur une planche-contact de 4
négatifs 4x5 de numériser l’ensemble, alors que sur une planche de
120, je vais en numériser 4 sur 10 au grand maximum, et sur une
planche de 24 x 36, 4 sur 36 ! Et ne parlons pas de la catastrophe
numérique ! Je ne veux pas dire que tout est bon lorsqu’on travaille
à la chambre, mais les images réalisées sont plus « choisies », plus
« pensées » ; et même si on peut être dans la déception en voyant le
résultat (le négatif seul ou la planche), il y a souvent la
tentation de numériser malgré tout, pour confirmer ou infirmer le
premier jugement.
Vous travaillez avec
une Wista 4x5, c’est une très jolie chambre en bois, mais ce n’est
pas vraiment une chambre « technique ». Aviez-vous un projet précis
au moment où vous avez acheté cette chambre ?
En fait, j’ai acheté cette chambre en
2006 car je préparais un projet dans le Limousin où je savais que
j’allais devoir faire relativement peu de photos, même si ce projet
s’inscrivait dans une longue durée. J’avais besoin de quelque chose
de simple (à part le décentrement je n’utilise pas grand chose,
toujours mon rapport minimal à la technique), et de léger, facile à
transporter dans un sac à dos. Donc une petite folding en
bois, c’était parfait pour moi. Ça a donné Paysages insoumis,
un livre qui a été publié en 2012 aux éditions Loco. Et dans le même
temps, j’ai commencé deux projets sur Shanghai qui ne nécessitaient
pas non plus énormément de photos. Pour ces projets, j’ai mélangé
6x7 et 4x5, mais je me suis vite aperçu que la prise de vue à la
chambre, en milieu urbain, apportait encore plus de sérénité dans le
rapport aux autres. Cela génère évidemment de la curiosité, de
l’amusement (parfois un peu d’ironie), mais surtout du respect !
Jamais un flic en Chine viendra emmerder quelqu’un qui travaille à
la chambre ! Et j’ai surtout constaté que si je gardais encore le
6x7 pour les portraits dans la rue (pris sur pied évidemment),
lorsque j’ai commencé mes premiers portraits à la chambre ça a
accentué une forme de solennité dans l’échange. Après, tout dépend
des conditions : dernièrement, en Biélorussie, j’ai fait dans des
villages des portraits en extérieurs et en intérieurs, et pour ces
derniers, j’ai privilégié le 6x7 à cause des lumières trop faibles à
l’intérieur des maisons.
Thierry Girard © - Biélorussie, 2014
Mais vos portraits
récents au Japon sont tous faits à la chambre ?
Oui, pour ce travail réalisé dans le
Nord du Japon après le tsunami, à deux ou trois photos près, tout a
été réalisé à la chambre, portraits et paysages. J’y tenais
particulièrement pour la raison suivante : cette représentation du
paysage de la catastrophe avait généré des milliers et des milliers
de photographies, amateures ou professionnelles. Je me devais,
compte tenu du contexte et de mon rapport au Japon, de proposer une
alternative radicale : photographier le moins possible, alors que
tout se prêtait à l’accumulation d’images, mais photographier le
plus intelligemment possible. J’ai développé et expliqué tout ça sur
mon blog…
|