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Analyse esthétique
d'une image de Vincent Fournier

par Henri Peyre

Nous avons découvert le travail de Vincent Fournier l'été 2012 en Arles et c'est bien ce que nous avons pu voir de plus beau cette année, tant par la qualité des images que par la pertinence du propos. C'est par souci d'analyser en nous l'effet produit par les images de ce photographe que nous vous proposons ici l'analyse d'une image de sa série sur les cosmonautes, présentée en Arles.

Cette analyse porte exclusivement sur le contenu de l'image, sans préjuger de l'environnement historique de la photographie ou d'une connaissance quelconque concernant son auteur. Il s'agit uniquement de présenter une analyse qui s'en tienne à ce que montre l'image indépendamment de tout contexte.

Nous utilisons pour cette analyse la Théorie des Mondes déjà exposée sur ce site. Le principe est de déterminer comment une photographie peut convoquer la jouissance du spectateur. Selon notre théorie, la façon d'augmenter la jouissance esthétique consiste le plus souvent à faire durer au maximum le moment charnière du basculement du regard entre deux points de vue différents sur le monde.

Nous complèterons ensuite les observations faites par une analyse rapide de quelques autres images de Vincent Fournier.

 

Voici l'image en question :


© Vincent Fournier

l'auteur de la photographie

Vincent Fournier
22 Boulevard Ornano
75018 Paris
+33 6 80 52 06 32



vincent@vincentfournier.co.uk
 www.vincentfournier.co.uk
 

 

 

l'auteur de l'analyse

Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

 

 

 

 

Circulation dans l'image

Le premier sentiment que peut donner cette image varie forcément un peu suivant la culture du spectateur qui la regarde. Néanmoins la façon dont l'œil entre dans l'image est toujours gouvernée par l'appréhension des contrastes de tonalité maximum qui lui sont présentés.

Sur cette image, le contraste maximum est visible à plusieurs endroits autour du bras. C'est au niveau de la pince terminale que le contraste est le plus sensible et le plus étendu ; d'autres points très contrastés lui font concurrence, l'un au niveau du coude et l'autre sous le bras.

Le spectateur est donc conduit à entrer dans l'image par l'appel d'un geste à l'allure humaine souligné par la force des contrastes de tonalités. La découverte immédiate de la moitié du tronc et de la table vient donner, juste après l'entrée de l'œil par le bras, le sentiment de l'amputation ou de la prothèse, l'idée qu'on a affaire à un fragment de corps.

Opposition de mondes

L'entrée dans l'image pose dans la première perception une opposition entre deux mondes :
- un monde du corps  auquel appartient cette forme aux allures de portion de tronc et de bras, ceci souligné par la gestuelle humaine ;
- un monde ordonné et clinique, un monde de la ligne droite des angles de murs et des angles de table.

La perception clinique peut avoir une nuance médicale qui invite à revenir instantanément au premier des deux mondes. Par ricochet, le monde du corps humain s'en trouve nuancé par une interprétation de désordre organique et d'amputation (corps malade). En d'autres termes, il y a des chances pour qu'on ne voie pas cette image comme si la scène avait lieu dans un bureau ou dans une usine, mais comme si elle avait lieu dans un hôpital.

Le schéma ci-dessous résume l'opposition de monde décelée en premier regard.

Mais très rapidement évidemment, la pince à la place de la main autant que les fils sortant du bras - qui ne font pas longtemps penser à un écorché - insistent sur le fait  que l'organique, dans la partie la plus organique de l'image, est peu présent.

Un deuxième couple représentant quasiment la même opposition se substitue immédiatement au premier tandis que le spectateur oublie l'environnement clinique pour scruter exclusivement le fragment de corps présenté sur la table roulante : il s'agit bien d'une partie de robot qui n'a d'humaine que l'apparence.

A l'intérieur même du sujet principal de l'image, nous avons une opposition entre deux mondes, très proche de la première, entre :
- le monde du mécanique (du robot)
- le monde de l'organique (de la forme du robot).

Même si l'humain est très affaibli dans ce couple, il persiste. Il se rappelle à nous non seulement par le geste mais aussi par le point de vue de l'observateur, dont la hauteur des yeux placés sur la ligne d'horizon peut être découverte en prolongeant les lignes de fuite de deux parallèles calquées sur les plinthes.

On se rend compte que la tête de l'observateur est placée rigoureusement à la hauteur de celle que pourrait porter ce fragment de corps, s'il en avait une ; cette correspondance établit une complicité fraternelle entre le buste mécanique et l'observateur. Nous sommes donc finalement nettement invités à nous projeter dans ce fragment de machine comme si elle était notre égale et que nous pouvions être à sa place ; en même temps la tête est absente, ce qui nous renvoie de nouveau fortement à notre premier sentiment d'amputation.

L'opposition entre deux mondes se confirme et se précise donc. L'image met en correspondance le monde de l'homme et sa gestuelle au monde du robot, sa froideur et son aspect clinique. Reste à mieux comprendre comment joue l'idée d'amputation.

En réalité, il semble qu'autour de l'idée d'amputation se joue, peut-être, une deuxième opposition de mondes : on peut hésiter en effet sur le fait de savoir si ce qui nous est montré est un être amputé (pas de tête, pas de jambes, une moitié de corps) ou un être entier... plaident dans ce deuxième sens les arguments suivants :
- Le fragment de robot qui nous est présenté est déjà assez important et est nettement plus considérable qu'un simple membre.
- Si notre regard tente d'opposer les structures rectilignes aux structures arrondies de la photographie, il aura tendance à faire un tout du fragment de robot et de la table, à cause des roulettes (bien rondes), qui pourraient devenir les "pieds" de ce nouvel être.
- Joue aussi, pour la crédibilisation de ce nouvel être comme un être entier, le regard porté de personne à personne, comme l'indique la perspective.
- Enfin le sens des roulettes sous la table indique la continuation probable du déplacement au-delà du mur de la table portant le tronc, et donc une disparition à venir, qui laisse à penser que le tronc sur le départ nous adresse le salut de celui qui s'en va... comme, véritablement, le ferait un être réel.

On peut donc lire dans cette photographie non seulement l'opposition du robot froid et clinique à l'être humain et sa gestuelle, mais aussi l'opposition de l'entier à l'amputé.

 

Pour prolonger ce qui vient d'être dit sur les roulettes, il est raisonnable enfin d'analyser qu'un troisième couple traverse cette image : le mur qui part de l'avant-plan et sort du champ à l'arrière partage l'image entre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, et le sujet principal de l'image est placé exactement à la limite des deux, une roulette étant déjà dans la zone d'invisibilité :

 

Conclusion

Cette image place donc le spectateur aux limites d'une triple indétermination :

 

ce qu'on voit

ce qu'on ne voit pas

le monde de l'homme
et sa gestuelle

le monde du robot,
sa froideur et son aspect clinique

l'entier

l'amputé

Le spectateur étant placé au niveau du robot, comme en égalité, sentira jouer en lui des sentiments confus liés au jeu de ces 3 couples.

L'amputé semble être le robot mais ce pourrait aussi être lui, le spectateur... cette mécanique n'est-elle pas là pour le remplacer, lui ou une de ses fonctions ? Qui sera l'amputé au bout du compte ? Pourquoi ce robot part-il vers un endroit qui n'est pas visible ? Pourquoi ce salut ? Et la disparition du robot n'amputera-t-elle pas dans un instant le regard même du spectateur ?

La triple frontière sur laquelle le spectateur est abandonné le laisse désemparé dans un univers qui a perdu son sens et ne cesse d'instant en instant de se recomposer. C'est ce qui fait la valeur esthétique de cette image. Elle ne milite pas pour un sens. Elle place le spectateur à un endroit où plusieurs sens sont possibles.

 

Nous venons dans un premier temps d'analyser le plus froidement possible cette première image de Vincent Fournier. Nous allons tenter de voir à présent si l'on retrouve dans d'autres images des éléments déterminés au cours de cette analyse, ou si l'analyse complémentaire d'autres images peut révéler un point de vue particulier de l'auteur sur ce qu'il décrit. Nos analyses seront cette fois plus rapides. Nous cherchons moins à présent à prendre un exemple illustrant une méthode d'analyse que nous ne lâcherons rapidement la méthode d'analyse sur d'autres images. Nous ne sommes plus au dressage du chien. Nous allons à présent à la chasse.

Compléments rapides

Il nous semble que nous pouvons appliquer un regard Freudien à cette image.
Les mondes qui s'affrontent ici sont
- le monde phallique de la technique
- la jeune femme au premier plan.
On ose à peine justifier l'interprétation du phallus tant elle nous semble ici lumineuse. Le regard entre par le contraste maximal en pied de phallus et monte vers le haut de la fusée mise en scène dans une sorte d'apothéose solaire. Ne manquent ni une sorte de système pileux rouge à la base de l'engin, ni le rappel des fusées vertes placés en couple discret de testicules.
La jeune femme occupe une place très réduite dans l'image. Elle est placée presque au centre, le décalage de sa position est compensé par le fait qu'elle a l'ensemble du corps tourné vers le phallus. Elle est donc en pleine contemplation de la chose en question quand... elle est dérangée. Et c'est là qu'apparaît un deuxième couple :

L'intimité de la jeune femme avec le phallus est sur l'image en compétition avec l'intimité que son regard tourné crée avec le spectateur. Le spectateur peut avoir le sentiment qu'il a surpris une scène qu'il n'avait pas le droit de voir. Le visage fermé et plein de retenue de la jeune fille n'en dit pas plus. Elle a reconnu notre présence, mais est encore, dans la position de son corps, tourné vers l'autre présence, celle du Phallus.

En combinant cette observation avec l'analyse de la première image, force est de reconnaître que la confusion entre le robot et l'homme prend une tournure ici assez précise. La jeune femme établit avec la beauté virile de la technologie triomphante un lien d'admiration devant lequel le spectateur peut se sentir mis en compétition : le point de vue de l'observateur est ici très haut, la ligne d'horizon semblant passer au milieu du phallus et dominant largement la jeune femme. L'autre nous-mêmes, ici, est le phallus. En même temps, cette intimité de la jeune femme avec la virilité technologique est quelque-chose de caché qui a été surpris.

Tâchons de préciser un peu plus cette analyse avec une autre image.

Dans cette image nous avons des personnages nettement coupés. C'est rare en photographie et donc notable. La hauteur du point de vue semble être grosso modo au niveau de la barre devant la fenêtre. L'œil du spectateur est donc au niveau du sexe des 2 personnages tronqués. Autrement dit, pour ces personnages, le milieu du corps nous intéresse vivement, vivement au point que leur tête ne nous intéresse plus...

Par ailleurs les 3 personnages féminins sont bien habillés et propres. Ils sont lisses et propres comme la technologie. Les gestes du personnage de droite sont parfaitement élégants et posés. Si le point de vue choisi a quelque accointance sexuelle et si le cadrage tronqué inhabituel présente une nette violence, la scène offerte est toute en douceur et en raffinement. (opposition cadrage sexuel et violent - scène soft et contrôlée).

Le personnage principal, ce robot cycliste, est tout petit et faible. Les grandes filles l'aident à faire du vélo. Le cycliste semble asexué. C'est plus ici une poupée pour les filles ou un enfant aux mains de ses parents. Le message clairement envoyé par cette photographie est que ces jeunes femmes aiment la technologie comme un enfant... or, dans l'image précédente, elles aimaient aussi la technologie en tant qu'homme, et dans une relation sexuelle cachée. Enfin, dans la première image tournait un parfum de confusion entre l'homme et le robot et un sombre pressentiment d'amputation. Il faut en avoir le cœur net : sous le regard complice de la femme, la technologie est-elle une menace pour la puissance du mâle ? Vite ! une autre image !

La réponse semble sans appel. Le mâle n'est pas à la hauteur ; l'image oppose son délabrement à la technologie sophistiquée du vêtement.

On voit que le mâle en action n'est pas meilleur que le mâle au repos :

Placé devant les portes fermées de la technologie il divague (trajectoire bleue hésitante opposée à la trajectoire rouge rectiligne) là où il devrait aller droit comme sait si bien le faire le petit robot cycliste il est vrai bien aidé par les jeunes femmes.

En fait l'homme, en tant que mâle, est devenu trop faible pour toute cette affaire. Il doit à présent compter sur la machine pour lui donner les forces qui lui manquent... en témoignent les 2 images suivantes où l'on voit Vincent Fournier proposer une image d'homme abandonné à une technologie sophistiquée dans un lieu délabré, d'abord sous l'aspect d'un vieillard...

... ensuite sous l'aspect d'un enfant.

Vision tragique donc où la jeune femme fascinée s'occupe d'une technologie jeune, belle, puissante et sexuée et abandonne l'homme privé de ses soins maternels ou conjugaux à la consolation d'une technologie prothèse...

Une dernière image confronte enfin l'homme et le robot hors du regard des jeunes femmes. Le robot debout semble libre et ivre de joie tandis qu'à l'opposé les personnages assis qui le fixent semble bien empruntés et songeurs. La confusion entre la machine et le vivant n'a jamais été si flagrante... et le robot si dominant !

 


Voir aussi, sur ce site
l'interview de Vincent Fournier


dernière modification de cet article : 2012

 

 

   

 

tous les textes sont publiés sous l'entière responsabilité de leurs auteurs
pour toute remarque concernant les articles, merci de contacter henri.peyre@(ntispam)phonem.fr

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